3 janvier 2023 2 03 /01 /janvier /2023 09:17

   

     Au début, c’était à cause des sous-vêtements. Je voulais devenir un arbre parce que les arbres ne portent pas de soutien-gorge.
   Ensuite, cela a eu quelque chose à voir avec la menace de violence. J’adorais la façon dont les arbres s’accommodaient des endroits sombres et peu fréquentés alors que l’absence de soleil m’imposait plusieurs heures de couvre-feu. J’aimais également la manière dont ils se développaient grâce à des ressources toujours gratuites à ce jour  l’eau, l’air et la lumière ; et sans crédit immobilier malgré une vie passée à occuper les terres.
    Mes lubies informes concernant les arbres ont commencé à prendre forme à mon entrée dans la cinquantaine, le jour où je me suis mise à réfléchir aux avantages d’une carrière d’indépendant et à ceux d’une salariée. Une révélation m’a alors cernée telle une vrille  les arbres étaient-ils des free-lances ou des salariés ? Un arbre était un travailleur rémunéré à la journée et sa carrière professionnelle contingentée par la lumière du soleil. Les jours fériés, les vacances, la vie de salarié, la retraite, les emprunts... tous des inventions récentes, des consolations offertes à des employés de mon acabit.
    Lorsque je regarde les raisons de ma désaffection à l’égard du genre humain et mon désir de devenir un arbre, le sentiment d’être écrasée par le bulldozer du temps se tient à la racine. Tandis que j’ôtais ma montre de mon poignet et que je décrochais les horloges des murs, je me rendais compte que mes défauts  que je partage avec nombre de mes congénères, je m’en aperçois à présent  proviennent de mon incapacité à être une esclave docile du  temps. Ainsi, je commençai à envier l’arbre et sa désobéissance vis-à-vis du temps humain. Partout autour de moi, des promoteurs immobiliers envoyaient leurs flottes d’ouvriers bâtir des gratte-ciel dans des délais extrêmement serrés. Les arbres qu’ils plantaient dans les quartiers sécurisés les ennuyaient  ils pousseraient à leur rythme naturel. Il n’était pas possible de presser les plantes, de dire à un arbre de se « dépêcher ». Par envie, par admiration, et avec une certaine ambition, je me suis mise à appeler ce rythme « le temps de l’arbre ». (Était-ce lui que Salvador Dalí invoquait dans ses tableaux représentant des montres en train de fondre sur des arbres ?)
    La vitesse m’épuisait. Je voulais vivre à l’heure de l’arbre. Ce que j’éprouvais de façon encore plus aiguë quand je surveillais des examens, un œil en permanence rivé sur les visages creusés de fatigue de mes élèves synthétisant une année entière d’études en quelques heures  des connaissances acquises à des moments du jour et dans des lieux divers, soudain ramassées en quelques heures d’écriture. Voilà comment l’on passait un examen, obtenait un diplôme, un emploi, comment l’on mesurait le succès. Un arbre ne restait pas debout toute la nuit dans le but de réussir un concours le lendemain matin. Malgré les différentes variétés de fleurs et de fruits saisonniers, la vie des plantes ne faisait pas  et ne le pouvait pas  ce genre d’expérience. Personne ne peut trafiquer la survenue d’un bâillement, comme personne ne peut jouer avec le temps d’un arbre.
    J’ai commencé par renoncer à la presse écrite, au journal télévisé et aux autres sources d’informations. Ces capsules de temps intensifié et condensé finissaient par diviser notre attention, par faire voler nos vies en éclats. Les plantes n’étaient pas des sujets d’actualités parce qu’elles ne fomentaient pas de coups d’État ni de guerres. Elles ne consommaient pas de l’information parce que leur monde demeurait indifférent aux changements de gouvernements et aux résultats des matchs de cricket. En dehors de la météo  pas les bulletins météo, cela dit, ces émissions humoristiques télévisuelles  le monde végétal demeurait indifférent aux événements, fabriqués par l’homme ou naturels, extérieurs à son amphithéâtre. Le labeur quotidien m’anesthésiait, me laissait incapable de m’occuper de mes congénères, de leur ordre social et de leurs injonctions. Parler, incessant relais littéral de l’actualité, toujours et inévitablement le fait des humains, sur la terre, dans les airs, sous l’eau, suscitait en moi une claustrophobie difficilement explicable  je suis la fille d’un accro aux nouvelles, qui regarde les mêmes informations en boucle sur la chaîne nationale Doordarshan, en bengali, en hindi, puis en ourdou. Je me suis retrouvée dans un univers au sein duquel être le dépositaire d’informations  comme des dépêches  faisait de vous un genre d’activiste. Bien évidemment, toutes les informations importantes étaient pour la plupart mauvaises. Ce timbre de voix à l’énergie nerveuse qui avait changé le monde en film apocalyptique était l’esprit résident des salles de rédaction  nous étions tous condamnés, tous en marche vers une fin terrifiante, faisions tous partie des informations. Le journal était devenu le nouveau livre saint et son lecteur le nouveau prêtre. Le rythme artificiel des nouvelles, celui, haletant, auquel il progressait désormais, me suffoquait. Je voulais fuir, m’éloigner de ce voisinage toxique. De là mon attirance pour l’arbre et son indifférence totale vis-à-vis de la fascination exercée par l’information.
    Jadis, j’en étais certaine, hommes et arbres s’étaient mus au même rythme et avaient vécu leurs vies de concert. Pour mieux comprendre ce concept qui existait uniquement dans mon imagination, je me mis à planter de jeunes arbres pour marquer les naissances et les commencements. À celle de mon neveu, voici cinq ans, j’ai planté un margousier dans notre jardin. Le petit garçon mesure désormais quatre-vingt-dix centimètres et le margousier est plus grand que mon époux, qui fait un bon mètre quatre-vingts. Mais avant cela, il y avait eu l’arbre qui est aussi vieux que mon mariage. Je ne l’ai pas planté. Les services de la mairie s’en étaient chargés dans le cadre d’un projet d’écologisation de la ville. Que ce flamboyant aux fleurs jaunes ait été installé là quelques heures avant mes noces et juste en face de la pièce où ma vie d’épouse débuterait n’était qu’un heureux hasard. Il est aujourd’hui plus haut que notre maison de deux étages et me permet d’imaginer une version alternative de mon mariage en tant qu’arbre, une existence que j’aurais peut-être connue si je m’étais autorisée à vivre à son heure.

 


    Il est une notion apparentée à celle du temps humain âgisme impitoyable. Les gens me disaient souvent  je me retiens d’utiliser le mot « compliment » parce que je ne peux guère envisager l’expression « faire jeune » comme un éloge  que j’avais l’air jeune pour mon âge. Je trouvais ces propos insultants et discriminatoires : chaque âge  avancé, moyen, toutes ces catégories qui venaient comme des suffixes et des critiques n’était-il pas magnifique ? Un matin, alors qu’on me faisait ce « compliment », je me suis demandé comment un arbre réagirait. Si j’en avais été un de quarante ans, ne me serais-je pas senti offensé d’en paraître vingt sur la seule base de mon apparence ? L’âge, j’en étais convaincue, comptait pour les arbres. Les rides sur nos visages et nos cous, l’accumulation de plis autour de nos hanches et de nos cuisses étaient, d’un point de vue civilisationnel, devenues gênantes. Celui des arbres devait se lire dans des lignes similaires, dans des cercles retraçant les années, dans la circonférence du temps qui donnait aux arbres vénérables un genre de dignité sans fard. Après en avoir observé certains, d’aucuns verront que le temps est une créature obèse. Que toute histoire, qu’elle se reflète dans des rides ou des plis, dans de l’écorce ou de la peau distendue, dans des couleurs ou des pigmentations nouvelles, est magnifique. Notre époque moderne industrielle, curieusement vécue comme une approximation de machines, nous avait fait considérer l’âge comme une laideur à cause de la manière dont les machines elles-mêmes rouillent, se détériorent, deviennent de plus plus vilaines avant de se désagréger.

 


   Mais comment vivre à l’heure de l’arbre dans ce monde à durée de vie limitée ? J’ai commencé en essayant de démanteler l’architecture des unités de temps dans ma tête. Ces efforts n’étaient pas totalement conscients. Mais notre façon de mesurer le temps soudain complètement idiote si l’on pose à un arbre la question inaugurale de tout formulaire et de toute conversation : « Quelle est votre date de naissance ? » J’avais retiré celle de mon anniversaire de Facebook, par exemple. Cette question me semblait toujours bizarre chaque fois que l’on me la posait. Je ne comprenais pas non plus pourquoi notre culture, à la fois sociale et bureaucratique, insistait autant sur le moment précis de notre venue au monde. Personne ne fêtait la naissance des arbres. J’avais également du mal à me les représenter célébrant les anniversaires de décès. Ceux de mariage seraient un genre de plaisanterie, vu le nombre de « noces » qu’un arbre engage au cours de sa vie. Mais qu’était vraiment « l’heure de l’arbre », dans ce cas ? J’errais sans but d’une discussion philosophique à une autre à propos du temps jusqu’à ce qu’un soir, en plein sommeil saumâtre, je me dise : carpe diem. Saisis l’instant, vis au moment présent, à l’heure de l’arbre, sans te soucier de l’avenir ni regretter le passé. Il y a du soleil : avale d’un trait, déglutis, digère. Voici la nuit : repose-toi. Ainsi, j’ai commencé à noter mes pensées par écrit à l’heure de l’arbre, les consignant elles et les événements au fur et à mesure de leur survenue, luttant contre l’insomnie et sa poésie tel un bon arbre.

 

 

 

 

Sumana Roy

Comment je suis devenue arbre

Traduit de l'anglais (Inde)

par Alexandra Maillard

Hoëbeke, 2020

 

                  et des arbres...
   

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Bonne lecture !

Sylvie Gaté