I
Arbre, je te salue, et je me sens infime
Devant ta grandeur svelte et devant ton front vert.
Salut, salut, géant qui règnes sur la cime,
Plein d'ombre dans l'été, de calme dans l'hiver.
Tu demeures le même au milieu de la neige;
Ta couronne en tout temps conserve sa couleur.
Le vent froid et glacé te surprend et t'assiège,
Tu supportes ses coups furieux sans douleur.
Il emplit tes rameaux d'une musique austère,
Et tu sembles alors garder l'écho des chants
Qui jettent dans les nefs chrétiennes un mystère
D'harmonie et d'éclats sonores et touchants.
Laissant monter à toi les lierres et les mousses,
Tu domines l'espace avec sérénité.
À tes pieds tortueux croissent les jeunes pousses,
Et tu peux être fier de ta postérité.
Attaché fermement au vieux sol, tu t'accroches
Tout au fond ; ta racine avec vigueur se tord
Et plonge hardiment entre deux grandes roches :
Plus tu fouilles la terre et plus tu deviens fort.
En bas, sur le versant de la montagne sombre,
Poussent d'autres sapins serrés, massés entre eux ;
Mais ce sont là des nains que protège ton ombre
Et qui sentent en toi leur maître vigoureux.
Tu contemples plus loin la vallée et la plaine
Que baigne le brouillard des matins un peu froids,
Qu'ensuite le soleil chauffe de son haleine.
Inondant de rayons les coins les plus étroits.
Dans la belle saison tu sens croître ta force
Et ta sève s'enfuit hors de ton sein puissant ;
On vient la recueillir alors sur ton écorce,
L'homme t'emprunte l'ombre et te vole ton sang.
Tu lui donnes quand même une odeur saine et vive
Qui s'exhale à travers la fraîcheur du soir brun.
L'homme te prend ton souffle et souvent, pour qu'il vive,
Il faut qu'il ait longtemps aspiré ton parfum.
Souverain généreux des cimes jurassiennes,
Toi qu'on eût adoré jadis dans les hameaux,
Tu conserves l'amour des bonnes mœurs anciennes
Et tu sais être doux jusque dans tes rameaux.
Tu donnes en effet un asile aux grands aigles,
Qui cherchent le repos parmi la paix des monts.
Après avoir plané sur les blés et les seigles,
Sur toi viennent dormir ces nobles vagabonds.
Septembre 1878.
II
Je ne l'avais pas vu depuis toute une année.
Un matin, me sentant inquiet et rêveur,
Sans y penser je pris la route détournée
Qui conduit au vieux mont perdu dans la vapeur.
Je me laissais mener par l'ancienne habitude,
Retrouvant à tout pas, au milieu des forêts,
D'intimes sentiments, fils de la solitude,
Qui dorment bien souvent dans nos cœurs trop distraits.
Je montais, je montais à travers la bruine ;
Et j'arrivai là-haut, sur le sommet perdu.
Le sapin, le géant était une ruine ;
Sur la terre boueuse il était étendu.
Il s'était affaissé sous les coups de cognée :
Pendant trois jours, il tint en suspens ses bourreaux ;
Puis, sentant la colère en son âme indignée,
Il en écrasa deux et mourut en héros.
On avait enlevé les cadavres informes ;
Et deux veuves pleuraient, dans le bas, leurs maris.
Seul, le sapin, avec ses branchages énormes,
Était demeuré là, près des buissons fleuris.
Il gardait, dans la mort, la majesté suprême
Chère à tous les vaincus qui n'ont pas su plier ;
Ses aiguilles restaient vertes sous le ciel blême.
Des hommes cependant vinrent pour le lier.
Quand il fut attaché d'une façon solide,
Vingt bûcherons, l'ayant soulevé lentement,
Le lancèrent joyeux et vengés dans le vide,
Et je le vis rouler avec un grondement.
Il s'arrêta parmi des hêtres et des chênes
Qu'on avait abattus et fait rouler aussi.
Ils n'avaient déjà plus leurs beautés souveraines ;
Leur feuillage, autrefois brillant, était roussi...
On t'ébrancha bientôt, ô mon bel arbre antique !
L'ouvrier te donna l'aspect d'un grand lingot.
Tu n'es plus qu'un géant carré, géométrique ;
Avec ton front sublime on a fait du fagot.
Demain, des charretiers conduiront dans les villes
Ton squelette massif traîné par leurs chevaux
Qu'ils pressent de jurons et de paroles viles.
Tu seras transporté par montagnes, par vaux.
Tu verras cependant cesser ce long martyr.
Tu te redresseras, triomphant dans les airs ;
Et, devenu le mât, le grand mât d'un navire,
Ton front dominera sur les immenses mers.
Et tu seras encor le plus grand de l'espace,
Tu te riras encor des colères du vent,
Tu seras encor bon pour un oiseau qui passe
Et qui viendra dormir sur ton sommet mouvant.
Montagne de Courroux (Jura bernois).
Septembre 1879.
Robert Caze
Poèmes rustiques
Sandoz & Fischbacher, 1880