Malheureux arbre ! En moi quel tumulte s'élève !
Je sens que vers mon cœur se retire ma sève :
Mes membres ont tremblé, comme ils tremblent souvent
Du frisson qui les glace à l'approche du vent.
Cependant la fraîcheur et la paix m'environne :
Nul choc ne m'avertit qu'il pleuve ni qu'il tonne :
De tous les points divers de l'espace éthéré
La nuit souffle sur moi l'air le plus épuré.
Quel noir pressentiment m'épouvante, me glace ?
M'annonce-t-il ma fin ? moi, dont l'antique race
A peuplé l'univers de tant d'arbres fameux !
La nature me dit que je suis grand comme eux :
Je sens loin de mon tronc se balancer ma tête :
Je sens mes bras des cieux mesurer la hauteur,
Et mes pieds des enfers sonder la profondeur.
Ah, qu'importe ! La mort va m'entraîner peut-être...
Sais-je comment, pourquoi, je commençai de naître ?
Sais-je comment, pourquoi, sitôt je périrai ?
Immobile sur terre, en moi seul retiré,
Je ne vois ni n'entends : aucune voix n'exhale
Le trouble qui saisit mon âme végétale ;
Mais sensible aux objets qui me viennent saisir,
Non moins que la douleur j'éprouve le plaisir.
Cent hivers, m'arrachant ma robe de verdure,
M'ont déjà fait subir leur piquante froidure,
Et, glaçant mes rameaux comprimés et roidis,
Ont chargé de frimas mes membres engourdis :
Mais lorsque du printemps les ailes caressantes
Revenaient protéger mes feuilles renaissantes,
Quel charme de sentir sa main me délivrer,
Ma sève plus active en mes veines errer,
La force déployer mes tiges vigoureuses,
Le germe entrer au sein de mes fleurs amoureuses,
Et se multipliant par mille extrémités,
Rapporter à mon cœur toutes leurs voluptés !
Quelle douceur je goûte à boire la rosée,
Et les sucs de la terre à mes pieds arrosée,
Lorsque des chauds étés les feux étincelants
Brûlent ma chevelure et dessèchent mes flancs !
Dans le recueillement du nocturne silence,
De mon secret sommeil paisible jouissance,
Que semblent respecter le mouvement des airs
Et les hôtes nourris sous mes ombrages verts,
J'attends l'heure où par-tout les chantres de l'aurore
Font tendrement frémir mon écorce sonore.
Si j'ai peine à dompter les vents et leurs fureurs,
Des torrents de la pluie affreux avant-coureurs ;
Si la foudre, sur moi gravant des cicatrices,
M'a déjà de la mort annoncé les supplices ;
N'ai-je donc pas, ô Dieu! sujet de redouter
La perte des plaisirs qu'elle viendra m'ôter ?
Encor plein de verdeur, mon feu va-t-il s'éteindre ?
Je jouis de la vie ; ô Mort, je dois te craindre.
Népomucène Lemercier
La Panhypocrisiade
ou le spectacle infernal du seizième siècle
Extrait du chant II
Firmin Didot, 1819
Gustave Courbet
Le Chêne de Flagey