À Madame A. Penquer
Dans un pli du coteau qui dominait la plaine,
Assise comme un nid, blanchissante et sereine,
Avec ses volets verts, la petite maison
De loin apparaissait. Là-bas, à l'horizon,
La rivière coulait dans sa ceinture d'aulnes.
Partout sainfoins rosés, blés tendres, colzas jaunes
Formaient un gai damier de diverses couleurs.
Autour de la maison, un jardin tout en fleurs.
Le sol était semé de cent touffes d'arbustes,
Mais l'œil cherchait en vain quelqu'arbre aux flancs robustes,
Parmi ces jeunes troncs encore sans vigueur.
On eût dit que l'orage, en un jour de malheur,
Nivelant le coteau sous ses âpres colères,
Avait rompu d'un coup tous les troncs séculaires,
Ou que le bûcheron avait passé par là.
Seul, au fond du jardin, étendant par-delà
La haie et le sentier, son dôme de branchages,
Un hêtre, survivant des arbres des vieux âges,
Versait l'ombre et le frais à vingt pieds alentour.
À travers son feuillage il tamisait le jour ;
Son écorce portait de profondes empreintes,
Vestiges du passé, restes d'amours éteintes,
Confidences de l'homme enterré dès longtemps
À l'arbre encor debout après deux cents printemps !
Tout un peuple habitait, des racines au faîte,
L'arbre aux puissants rameaux qui bravait la tempête :
L'abeille y bourdonnait auprès des écureuils ;
Au babil des linots, aux chansons des bouvreuils,
Les nids s'arrondissaient en avril par centaines.
À toute heure du jour, des rumeurs incertaines
Sortaient de la ramure animée et, la nuit,
Quand l'oiseau s'abritait sous les branches sans bruit,
Quand l'insecte lassé se cachait dans les mousses,
Que la sève en travail gonflait les jeunes pousses,
La brise qui frôlait la feuille doucement
Éveillait un étrange et long bruissement,
Comme si des soupirs agitaient l'arbre sombre...
Et le hêtre toujours grandissait : sous son ombre,
Cinq générations, dormant dans leurs tombeaux,
Avaient pris tour à tour le calme et le repos.
Lorsqu'au premier contact des brumes de septembre,
Les feuilles se teintaient de quelques taches d'ambre,
Sur le gazon jauni c'était plaisir de voir
La faîne appétissante au vent du nord pleuvoir ;
Et bientôt s'alignaient les jarres de grès, pleines
Des flots de l'huile d'or coulant du sein des faînes.
Sur un petit banc d'herbe, au pied du hêtre, un soir,
Deux époux rayonnants étaient venus s'asseoir.
Lui, fier et souriant dans sa beauté virile,
Promenait son regard sur la plaine tranquille ;
Elle, jeune fille hier, jeune épouse aujourd'hui,
Jeune mère demain, ne regardait que lui.
II.
Ils quittaient le seuil de la maison blanche ;
Couple heureux, laissant leurs âmes s'unir,
Tous deux, chaque soir, ainsi sous la branche
Parlaient de celui qui devait venir.
— « Notre chérubin, que Dieu nous l'envoie !
N'entendrai-je pas bientôt son babil ?
Je voudrais déjà le voir !... quelle joie !...
À qui notre enfant ressemblera-t-il ? »
— « Il aura tes yeux clairs comme les ondes,
Disait-il, tes yeux bleus comme le ciel
Et ta bouche fine et tes boucles blondes
Comme les épis ou comme le miel. »
— « Il aura de toi, lui répondait-elle,
Tes sourcils arqués, ton front large et fier
Et ta haute taille et cette étincelle
Qui semble en tes yeux couver un éclair. »
— « Je veux que chez nous, le jour du baptême,
Chacun soit heureux... et qu'on sonne bien !... »
— « Nous lui donnerons un beau nom que j'aime
Et, si tu me crois, ce sera le tien.
— « Je vais sans retard lui coudre la robe
Que je lui mettrai. Qu'il sera charmant !
Cette robe aura la couleur de l'aube
Quand elle sourit dans le firmament. »
— « Je veux éloignant de lui tout profane,
Tailler son berceau de ma propre main,
Dans ce hêtre épais d'où trop d'ombre émane
Et que, dans ce but, j'abattrai demain. »
III.
Un beau matin de mai, tandis que toute chose
S'imprégnait dans les champs des pleurs de l'aube rose,
Et qu'avec la tiédeur des sèves du printemps
La vie entrait au cœur des arbres palpitants,
L'homme prit sa cognée et se mit à sa tâche.
Fou d'amour paternel, il frappa sans relâche,
Sans pitié, sans remords, le hêtre condamné.
Quand l'acier, sous l'effort de son bras acharné,
Pénétra dans l'écorce, alors, battant de l'aile,
Cent oiseaux effrayés s'enfuirent pêle-mêle.
Un rossignol, troublé dans ses chansons d'amour,
En criant tristement voleta tout le jour.
Bientôt l'arbre tomba lourdement sur la terre
Avec un bruit pareil au fracas du tonnerre ;
Le jardin que sa chute avait bouleversé
À peine contenait le géant renversé.
Les nids épars couvraient le sol, où, désolées,
S'abattaient sans espoir les familles ailées
Qui se voyaient soudain privées de leurs abris.
La poussière souillait les feuillages meurtris
Que le soleil brûlant crispait sous sa morsure.
La sève s'écoulait comme d'une blessure
Aux pieds de l'homme assis sur le hêtre expirant,
Qu'il regardait mourir d'un œil indifférent
IV.
Et dès le lendemain le bruit aigre des scies
Remplaça la chanson des oiseaux et de l'air ;
Les rabots entamaient les planches amincies
Et sous le lourd marteau grinçaient les clous de fer.
L'homme avait entrepris sa tâche avec courage.
Quand il eut fait, défait, refait, rectifié
Et pendant tout un mois complété son ouvrage,
Le berceau se trouvait enfin édifié.
Et Dieu sait quel berceau ! Vaste, massif, énorme !
L'inhabile manœuvre à peine polissait
Les ais, d'où, résultait je ne sais quoi d'informe...
Lui, contemplait son œuvre et se réjouissait.
— « Et maintenant, disait l'épouse dans sa joie,
À ce berceau charmant il ne manquera rien
Quand je l'aurai garni de duvet et de soie...
Notre Ange peut venir ; comme il y sera bien ! »
Sur le sol du jardin pourtant gisaient encore
Les restes du vieil arbre en tas amoncelés ;
Plus d'ombrage à midi, plus de chants à l'aurore,
Plus de frémissement sous les zéphyrs ailés ;
Mais à l'heure où le jour étouffait ses murmures,
Un morne essaim d'oiseaux, cherchant en vain l'abri
Qu'il trouva si longtemps au milieu des ramures,
Sur les débris séchés s'abattait sans un cri.
Insectes dispersés à travers l'herbe grêle,
Abeilles, écureuils, venant de toutes parts,
Tous les hôtes du hêtre arrivaient pêle-mêle
Et se réunissaient sur les rameaux épars ;
Et quand la nuit couvrait le coteau de ses voiles,
Apparaissaient alors de vagues visions ;
Leur lugubre concert montait vers les étoiles
Comme un chœur solennel de malédictions :
« Dans ces champs sans verdure il était un asile,
Dieu nous le conservait, l'homme nous en exile.
Que maudit à jamais soit cet homme insensé !
Sans nulle piété pour le nom de l'ancêtre,
Il a porté le fer dans le flanc du vieux hêtre,
Qui, planté par l'aïeul, lui parlait du passé ! »
« Rends-moi, disait l'oiseau, mon nid fait à grand'peine ! »
L'insecte : « Rends mon gîte où j'amassais la graine. »
Et l'abeille : « Rends-moi le travail de mes jours ! »
Et tous : « Qu'il soit maudit, le destructeur superbe,
Maudit dans sa maison et maudit dans sa gerbe,
Maudit dans son espoir, maudit dans ses amours ! »
L'épouse s'éveillait : « Entends-tu dans l'espace
D'étranges cris ? J'ai peur ! Que veut dire ce bruit ? »
— « Ce n'est que la chanson d'un voyageur qui passe
Ou le chuchotement des brises dans la nuit. »
V.
Or bientôt arriva la journée attendue
Où le berceau reçut son hôte nouveau-né.
— Savoure ton bonheur ! Hélas ! infortuné,
Prends garde ! — Une clameur fut soudain entendue,
La clameur de Rachel gémissant dans Rama
Sur la chair de sa chair à son amour ravie !...
L'enfant à peine ouvrait sa paupière à la vie
Que de son doigt jaloux la mort la referma.
Ah ! père, quand ta main abattait le vieux hêtre,
Était-ce pour en faire à ton fils un cercueil ?
— La robe rose fut un vêtement de deuil
Dont on enveloppa le pauvre petit être.
Cessant à ce moment sa malédiction,
La troupe des oiseaux resta dès lors muette,
Comme si sa vengeance eût été satisfaite
Et n'eût pas demandé d'autre expiation.
VI.
Quel souffle ainsi ravit l'enfant qui vient de naître,
Prenant l'être en son germe et le fruit dans la fleur ?
Mais Dieu ne laisse pas le mal régner en maître
Et place l'espérance auprès de la douleur.
Un rejeton sortit de la souche du Hêtre
Où la sève au printemps bouillait avec ardeur ;
Il grandit aux rayons du soleil et, peut-être,
Quand avril nous rendra sa féconde chaleur,
Un oiseau, fils de ceux dont l'arbre était l'asile,
Arrondissant son nid sur la branche fragile,
Reprendra la chanson des nouvelles amours ;
Peut-être, sous les yeux des époux qu'il console,
Un enfant, poursuivant un papillon qui vole,
S'ébattra, le cœur plein d'espoir et de longs jours !
Achille Millien
Nouvelles poésies (1864-1873)
A. Lemerre, 1875