1
Je me souviens d'une grande pitié.
C'était le temps des arbres.
Le temps de juste avant la mort, temps marqué.
Vieillis, arbres vieillis dans le temps induré.
Boyaux de bois sacrifiés par l'aride.
La sécheresse est leur saison
La sécheresse est leur raison
Leur souvenir : aucune mémoire de l'eau verte
2
Les arbres sont la sainteté du monde
L'absolu de lumière habillé par de l'ombre
Jusqu'à l'effacement de l'arbre dans sa nuit
Puis dans le jour, dans le sommeil du jour
Voici l'arbre et
Voici la statue de l'éclair
Déshabillée par la foudre, ruinée par la nuée de sauterelles
Que le soleil va boire
Avec la sève avec les colliers d'ambre
3
Je me souviens d'une grande pitié.
Arbres, vous n'aviez plus de pacte avec la vie
Vous aviez oublié l'alphabet de vos feuilles :
chlorophylle, parenchyme, crénelure, aisselle,
coussinet, mérithalle, invoclure, rosette...
Rie le vocabulaire ! Les arbres se rappellent
Un grand losange bleu bousculé par leurs branches
Puis un nuage à leurs lèvres d'oxygène
C'était c'était longtemps
Longtemps avant le temps
De l'écorce tombée
Et du tronc craquelé
Longtemps avant le temps
De la vulve stérile
De la verrue massive
Et du cœur fusillé
4
Sont donc ces arbres, que de morts les habitent !
Dans les nœuds. Dans les nœuds. Dans les nœuds.
L'étranglement est un discours
L'étranglement n'est pas un discours
(L'étranglement. L'étranglement. L'étranglement.)
Je pense à la strangulation des arbres
Par les hommes, par le méthane, par l'ypérite
Par l'oxyde et par le carbone
Et tout cela, sous l’œil des dieux, fleurs de rat !
5
Arbres vus dans la douleur de l'esprit
Béliers à l'abandon
Chacun avec ses cornes
Et la fragilité de vos sabots terribles
Ô béliers d'Abraham
Dans cet espace où vous blessez l'espace, et vos poils rudes
Eau-forte eau morte eau à jamais absente
Et nul chevreau et nul enfant sous des ombrages
Ni le couteau béni et ni la hache
— Et toujours l'indifférence de ce Dieu
6
Le temps de Dieu est noir.
Je me souviens c'était.
C'était la pitié grande.
7
Les nodules ne se dissoudront pas.
L'arbre disparaîtra.
Équation rugueuse et dévidée et vide.
Chant après l'asphyxie du chant : qu'en reste-t-il ?
Lignes tordues, vieux rictus, christ anonyme.
Tout cela comme une épingle dans le sang.
Et dans l'oreille accouplée à la mer
Un peu d'écume et le dernier solfège
L'hirondelle
et
Le rien
8
Mais l'arbre n'est pas l'arbre il est musique
Et dans la mort il est musique inachevée
« L'inachèvement est la cime » cela fut dit
Et l'arbre mort n'a plus de cime, il est torsion
Et linge sans transpiration : sueur ni sang
Pour aucun linge. Seulement le nul oiseau
Pour accompagner la colonne du solfège
Jusqu'à ce point inapparu bien au-delà de l'horizon
Au-delà de la page blanche
Où cela on ne sait pourquoi — cela chante
9
Gravés de leur vivant par les amoureux vifs
Les arbres sont aussi gravures dans l'esprit
C'est courbe de la vie dessin de la mémoire
Ce qui sur nous retombe
Sur eux aussi retombe
C'est entre nous le grand concile du silence
: Le soleil obscurci
Et dans le vide
Dans le silence vide
La jeune antique morte son cœur son cœur son cœur
Sa tête enfermée dans du rien
Son cœur toujours gravé sur un arbre vivant
10
Je me souviens d'une grande pitié.
C'était le temps des arbres.
Leur souvenir :
Aucune mémoire de l'eau verte
Salah Stétié
Oiseau ailé de lacs
Fara Morgana, 2010