Au miroir de la forêt
les motocyclistes perdent
leur fureur de bruit rouillé
tonnerres apprivoisés
qui compensent leurs malheurs
dans les faubourgs écrasants
et entrouvrent leurs narines
aux senteurs qu'ils ignoraient
Au détour de la forêt
les fabricants de papier
s'étonnent du sort des arbres
s'émerveillent de ces feuilles
qu'ils ne savaient regarder
et rêvent littérature
comme tombeau de ces oncles
qu'ils fauchaient sans y penser
Au trésor de la forêt
s'amassent baies et brindilles
concentrations de saveurs
et pédalier qui palpite
au moindre pas des enfants
ou des animaux farouches
qui se croient en sûreté
quand nous marchons en silence
Au revers de la forêt
les torrents et les ravins
fouillent les bibliothèques
des millénaires enfouis
avec des millions de doigts
les racines se faufilent
entre pages et reliures
cherchant des mots oubliés
Au sexe de la forêt
les étamines s'embrasent
et les antennes s'embrassent
en caressant les cheveux
des lianes et lichens
se chuchotant dans l'émoi
se balançant dans l'haleine
des saisons entrecroisées
Au secret de la forêt
les paupières des écorces
clignent devant les rayons
qui écartent les rideaux
des brumes et des fougères
pour leur apporter souhaits
de bonne nuit murmurante
d'effervescence tranquille
Aux rumeurs de la forêt
des siècles de préhistoire
viennent mêler leurs fumées
migrations et découvertes
taillés comme des silex
les cris deviennent des mots
qui trempent leur âpreté
dans des hammams de ramures
À l'orée de la forêt
l'électricité voyage
pour porter aux amoureux
séparés par la distance
balbutiements et baisers
sèves ronflant dans les branches
dévalements d'écureuils
et battements de piverts
À l'écart de la forêt
avec son chapeau de paille
le barbu méditatif
cherche la fin d'une phrase
commencée l'année passée
et même au siècle dernier
se ramifiant obstinée
à travers générations
Michel Butor
L'Horticulteur itinérant
Éditions Léo Scheer, 2004