Je suis un de ceux-là qui n'ont pu arriver au seuil de la forêt,
un de ces refoulés par l'hiver sur la terre,
entravés par l'irisation des scarabées et leur piqûre
ou par ces fleuves sans merci qui barraient leur destin.
La voici, la forêt, son feuillage est douillet, ses arbres
sont de très grands meubles, ses feuilles, d'orgueilleuses
cithares,
sentiers, enclos, domaines se sont effacés,
l'air est patriarcal avec son odeur de tristesse.
Tout est cérémonieux dans le jardin sauvage
de l'enfance : il y a des pommes près de l'eau
qui descend de la neige noire cachée dans les Andes :
des pommes dont l'âpre rougeur ne connaît pas les dents
de l'homme, seulement le bec picoreur des oiseaux voraces,
des pommes qui ont inventé la symétrie rustique
et qui d'un pas très lent cheminent vers le sucre.
Tout est neuf et ancien dans la splendeur ambiante,
ceux qui sont venus jusqu'ici dont des déshérités,
et les demeurés en deçà, dans la distance,
sont les naufragés, ceux qui peuvent ou non survivre :
dès lors ils connaîtront les lois de la forêt.
Pablo Neruda
La rose détachée et autres poèmes
Traduit de l'espagnol par Claude Couffon
Gallimard, 1977