Je me rappelle : ce visage éperdu
Dans l'ombre, dans l'attente de la lumière !
Ces yeux dans la durée anxieuse, ces mains
Que désarme la mort attentive, éployée
Infiniment sous la voûte du ciel !
Des cloches à mi-voix brisaient toute constance
Et l'automne advenu jonchait le sol amer
De feuilles vives et vivantes !
Des pas trouaient la nuit de l'homme, des visages
Proches du mien succombaient au baiser
De l'Origine en nous acheminée...
Écoute ! me disais-je : un dieu multiplié
Comme la neige en bourrasque vertigineuse,
Un dieu frôle ton cœur, aveugle ta pensée ;
Tu ne sais plus chanter l'éternité des choses,
Le message du monde aux yeux émerveillés,
La flamme d'Aujourd'hui, la chair où se consume
Incessamment le torrent de l'amour.
Un fleuve en toi roulait avec le sang
Maléfique et profond des ténèbres... Écoute :
Le vent n'était point ce délice
Aérien, parfum dans le déclin du jour,
Mais un emportement sans trêve, sans mesure,
Et la mort à foison rivée à son élan !
Nocturne chevauchée ! Un arbre étincelait,
Semblait rire, semblait, d'une racine impitoyable
Mordre à même ce cœur inouï de la terre
Et de l'ivresse en moi comme un fleuve endigué
Qui monte et se répand à la cime de l'être...
Je me rappelle : à la cime des arbres
Flambait toute une multitude étoilée, apportée
Avec le Souffle et le Commencement.
Gilbert Trolliet
Le Fleuve et l'Etre
La Baconnière, 1968