Il y a cet arbre sur la terre d'Afrique,
À quelques pas de la grève,
Qui sait, depuis longtemps, ce qu'est le goût du sang.
Il y a cet arbre,
D'une immobilité souveraine,
Que vous regardez.
C'est un colosse
Qui a traversé les siècles.
Les guerres ne l'ont pas déraciné,
Le temps ne l'a pas asséché.
Vous le trouvez beau,
Mais vous vous trompez.
Lui, comme tous les autres, choisis çà et là, le long
de la côte, pour leur circonférence et leurs bran-
ches majestueuses,
Sont des arbres de l'oubli.
Approchez-vous
Quelque chose manquera si vous ne vous arrêtez pas.
Quelque chose fera défaut si vous ne vous vous asseyez
pas à ses pieds.
Déjà, il vous paraît plus laid, et vous avez raison.
Asseyez-vous.
Le vent tourne.
Un sifflement nouveau court à ras de terre,
Vous avez peur
Mais votre curiosité est piquée et vous restez là où vous êtes.
Regardez encore,
La terre frémit sous vos pieds,
Des ombres apparaissent et s'effacent avant que vous
ayez pu les héler.
Elles hésitent, reculent.
Des gémissements montent des pierres qui jalonnent
le chemin.
Écoutez,
Tout bruisse et se tord comme si le vent voulait
accoucher d'êtres de chair.
Et puis une silhouette, enfin, apparaît,
La voyez-vous ?
Elle est plus nette que les autres.
Elle se dirige vers vous,
Lentement.
Ne bougez pas.
Elle traîne des pieds,
Épuisée,
Les chairs en sang.
C'est un homme,
Regardez-le bien,
D'autres viennent derrière lui,
L'arbre, à tous, leur a mangé la mémoire.
Depuis, ils claudiquent, grognent, cherchent la langue
dans laquelle ils parlaient, ne se souviennent
plus et gémissent à nouveau.
Et puis, enfin, un d'entre eux frappe le tronc,
Geste lent comme la rage des pierres,
Et dans l'air du soir,
Les étoiles tombent
Et les souvenirs aussi.
Laurent Gaudé
De sang et de lumière
Actes Sud, 2017