Ô Chêne que le Temps, sous mes yeux, a brisé !...
Parmi l’écroulement de ton dernier feuillage,
De ta cime j’ai vu le mystère rosé,
Frais et tremblant encor du baiser d’un nuage,
À l’injure des pas du vulgaire exposé.
Au centre des forêts où vivra ta légende,
Et qui bordent Rouen, les siècles, lentement,
T’avaient porté les voix de la cité normande,
Que tu gardais, de plus en plus profondément,
Tandis que devenait ta majesté plus grande.
Et j’entends s’échapper un murmure confus,
Sous les lambeaux tordus de ton auguste écorce,
D’appels, de chants, de cris, de tocsins, d’angelus,
En toi réfugiés, en ta sève, en ta force,
Et que rien de vivant ne renfermera plus.
Qu’il s’envole de toi comme un reste de rêve,
Le bruit clair du ciseau qui sculpta lys et croix...
Notre espérance, hélas ! comme la vie, est brève,
Qui regarde le Ciel et se confie aux rois,
Puisqu’elle aussi se brise au siècle qui s’achève.
Mais, pour me le redire, ouvre aujourd’hui ton cœur
Où tu le renfermas ; exhale encore, ô Chêne,
Le cri dont tu perçus, en tremblant, la grandeur,
Et que, sur le bûcher, la Vierge de Lorraine
Jeta, quand de sa chair l’esprit sortit vainqueur.
Il est une apogée où la plus belle chose,
Après avoir donné son suprême parfum,
S’effeuille : ainsi la foi, l’amour, l’espoir, la rose,
Et notre vie, ô Chêne. Heureux si, de leur fin,
Reste après eux, dans l’air, l’or d’une apothéose !
Adieu, toi qui, le soir, aux sons du couvre-feu,
Ne seras plus qu’objet d’apparitions blanches...
Si déjà l’hallali s’entend sur Canteleu,
Alors qu'un vent de mort fait frissonner tes branches,
C’est pour toi, cet hiver. Adieu, beau Chêne à Leu !
Louis Fabulet
Les vieux arbres de la Normandie
étude botanico-historique
par Henri Gadeau de Kerville
Édition J.-B. Baillière et fils, 1891-1899