Innocent spectateur, ce matin de novembre
D'une exceptionnelle douceur,
Les pieds jusqu'aux chevilles dans les feuilles ratatinées
Qui ressemblent à des carapaces de sauterelles
Ou à de minuscules mains agrippant mes chaussures,
Je perçois des actions de grâce murmurées
Tandis que chaque feuille flotte vers le sol
Et frôle des esprits apparentés
Et, arrivée à terre, vient se poser
Dans un geste de pénitence collective
Qui fait penser aux corps en bâtonnets d'Auschwitz
Jetés en tas au fond de carrières humaines.
Frappés d'une terreur inexplicable,
Mes os tremblants refusent de bouger.
La paranoïa brouille ma vue.
Soudain, des svastikas jonchent la cour ;
Des graffitis nazis remplissent de sang ma cornée ;
Chaque feuille est un membre de la Gestapo
Informant les troupes d'assaut que je suis juif.
Puis ce sont de nouveau des feuilles, de simples feuilles.
Tandis que leur odeur de pourriture se dissipe,
Je crois presque, pour un instant,
Que c'est la saison naturelle, et pas une nouvelle horreur
Visant à dépouiller tout arbre généalogique de son feuillage.
Louis Daniel Brodsky
La terre avide suivi de
Vingt-quatre merles qui s'envolent
Traduit de l'anglais par Jean Lambert
Gallimard, 1992