Si j'ai dansé, cette nuit-là, c'était avec un peuplier...
de mes deux mains j'ai ceint sa haute taille svelte
Et sur le Mont Sannine un oiseau a crié
de joie et de stupeur
car il ne savait pas, cet oiseau blanc, qu'en mon vieux pays celte
où les étangs sans fond stagnent dans leur torpeur
les grands arbres ainsi parfois s'en vont, trois par trois reliés,
bras dessus, bras dessous, faîtes un peu pliés
pour danser sous la lune avec ceux qui les aiment...
Qu'il était beau, cette nuit-là, mon peuplier !
Ses bourgeons sur mon front avaient entorsadé leurs diadèmes...
Aux quatre vents du ciel j'avais jeté mes deux souliers
pour mieux sentir sous mes pieds nus les tendres fleurs que l'Avril sème...
Et très loin, sur la mer, nous voyions passer les trirèmes...
Rappelle-toi, ce matin-là, en m'enlaçant, tu avais brisé mon collier
Si j'ai dansé, cette nuit-là, était-ce avec un peuplier
Ai-je clos dans mes mains sa haute taille svelte ?
Le Mont Sannine était-il là et l'oiseau blanc a-t-il crié
de joie ou de stupeur...
N'étions-nous pas plutôt tous deux là-bas, en mon vieux pays celte
où les étangs sans fond stagnent dans leur torpeur
laissant flotter sur eux cette étrange vapeur...
l'ombre des guerriers morts de peur
en serrant sur leur sein leur inutile pelte ?
Était-ce toi, étaient-ce nous ? Y avait-il un peuplier
Ou Merlin nous touchant avec son bois de coudrier
avait-il enchanté nos cœurs troublés d'impénitents bohèmes ?
Et l'heure que marquait le divin sablier
S'était-elle arrêtée en se riant de ces ardents poèmes
dont nous tracions chacun pour soi les mots, mots si vite oubliés !
Parce que rien de rien n'est vrai et que jamais ne vis, leurs faîtes repliés,
les grands arbres danser avec ceux qui les aiment...
Dans ma forêt de l'Huelgoat onques ne fut de peuplier...
Les chênes en croissant se sont multipliés,
Et rêvant à ce temps où le Gaulois prit Delphes,
Seuls, sur les étangs morts, la nuit, dansent les elfes...
Avril 1970
Jean Durtal
La fontaine du soir
Firmin-Didot, 1987