Il y a un arbre dans le matin tout à coup que je ne peux plus regarder il y a un arbre tout à coup dans le jardin que je ne peux plus regarder
c'est un cerisier sans cerises avec des centaines de bras nus qui se tendent des milliers de nœuds de cris d'aiguilles dans la chair du matin et je suis seul à les entendre
seul avec mes ailes d'ange rabattues sur les yeux comme Icare au moment d'apprendre qu'il ne deviendra jamais vieux
car j'ai voulu moi aussi toucher le ciel gris jusqu'au fond comme un noyé me laver le cœur une fois pour toutes, retrouver le vertige de naître entre les seins d'une femme quand tout est dit que le vin est tiré et que l'on a bu jusqu'à l'oubli
il n'y a qu'à se laisser couler entre les larmes et la sueur c'en est fini désormais de tout recommencer, le dur commerce des jours et des heures
et le souci de comment remettre son âme en entier dans la vieille carcasse de peau, le jeune homme d'hier comment le faire encore sauter dans sa vie comme quand on enfourche sa moto
si ce qu'il laisse derrière lui n'est rien d'autre que de la fumée alors qu'il y a cet arbre noir tout à coup dans le jardin que je ne peux plus regarder
cet arbre pareil à cent mille autres à la proue de l'hiver et tout autour ce qu'on voit c'est la boue étale et ce n'est pas la mer
avec ses grandes routes à l'aventure de vivre qui s'en vont ses mines à ciel ouvert où la pluie se rhabille de frais et l'horizon comme une fille qui s'abandonne à la fin du bal se couche par terre dans sa robe et reçoit la lune qui s'emballe.
Mon Dieu, tout ce qui m'entoure ce matin dans la complicité des fenêtres ces mots qui me sortent de partout avant que j'aie pu en connaître
toute cette lyre au galop d'un bord à l'autre de mon crâne et le grelot de la pluie sur le toit tout cela
pour dire qu'il y a un arbre dans le jardin un arbre tout ce qu'il y a de plus arbre avec son plein
de douleurs et d'espérances ces branches mortes ou vives on verra au printemps leur portée un arbre tout à coup dans le matin que je ne peux plus regarder
sans voir ce visage comme une cerise affolée d'être seule et pendue là-haut dans ce gris de tous côtés pareil à une échauffourée de moineaux
ce visage tristement qui ne cesse de sourire et qui appelle et c'est la corne de brume pour le naufragé qui s'enfonce c'est la première hirondelle
contre la vitre de l'hôpital qui s'écrase et l'hiver du malade recommence à piétiner en rond dans son ombre qui penche
comme cet arbre dans le jardin tout à coup que je ne peux plus regarder cet arbre dans le matin où tout ce qui me fuit ne cesse de grimper. |
Guy Goffette
L'adieu aux lisières
Gallimard, 2007