Je le savais depuis l'enfance mais, à présent, je n'en puis plus douter : les arbres parlent. Il aura fallu cette longue nymphose sous l'écorce, ce vert repos sous la rhubarbe, ce vol avec la Grue à travers les airs et les vents et cet apprentissage des frissons acridiens pour que la voix des végétaux devienne moins confuse, qu'une ébauche de sens apparaisse en leurs souffles. Et sans doute aura-t-il fallu aussi ces heures d'autrefois où... ... enfant, j'aimais dès le printemps m'installer dans les hautes branches du tilleul, dans le jardin de mes parents. Nous n'avions qu'un seul arbre en ce royaume étroit dont une moitié, cultivée par ma mère, regorgeait de framboises, de groseilles, de rhubarbes et de fleurs patiemment arrosées et dont l'autre, pour des raisons inexpliquées, demeura des années à l'état sauvage. Une simple allée séparait ces deux mondes, celui des herbes sages, celui des herbes folles, allée qui dessinait déjà la frontière sentiente que l'on trace aujourd'hui entre le monde de la nature et l'univers de la culture. Ainsi, rien qu'en parcourant cette allée — je prenais grand soin de ne jamais empiéter l'un ou l'autre domaine avant de décider lequel j'investirais —, j'avais le sentiment d'être à l'orée de deux promesses, sources de joies futures, encore que chacune d'elles eût fatalement son envers. Dans la moitié de la "culture", il y avait l'attrait des fruits juteux mais aussi l'ordonnance d'un monde dépourvu de mystère ; dans l'autre, l'appel des herbes foisonnantes où, une fois allongé, je devenais invisible aux regards mais qui n'offrait rien à la bouche que des baies noires, amères, qu'on m'interdisait de manger. Le tilleul poussait juste à la limite de ces deux espaces, au bout de l'allée. Lui aussi, entre sa base et son sommet, recelait deux domaines opposés : ses parties basses étaient taillées, son tronc chaulé contre les parasites; mais dans ses parties hautes (où nul à part moi n'accédait) bruissait un monde d'oiseaux et de rumeurs secrètes. De là-haut, assis sur la plus haute fourche, je dominais sans être vu tous les jardins environnants. J'observais les merles, les pinsons, les mésanges qui venaient se poser près de moi quand j'avais la patience de rester longtemps immobile ; je suivais de minuscules et vertes araignées tissant leur toile entre les feuilles, ou les iules qui couraient sur les branches dès que j'en soulevais l'écorce. A force de demeurer là, silencieux dans le roulis vert, fermant à demi les paupières pour mieux faire scintiller le soleil dans mes yeux, bercé par le vent comme en quelque hauban, je naviguais des heures au cœur des ondes et des souffles, en un murmure d'êtres et d'esprits, subtils comme des elfes en gésine enfantant pour moi seul les fées de mes jeudis. Vers le soir, inquiète de ma disparition, une voix me rappelait et je redescendais à contrecœur vers le sol prosaïque et terne des adultes... ... et voici qu'aujourd'hui ces murmures à nouveau me traversent, m'instruisent de leurs messages fraternels comme si, malgré le temps et tant d'adultes et d'hominiennes trahisons, les arbres savaient toujours qui sont leurs vrais amis. Et puisque ces messages, ces souffles amicaux me disent, me restituent les antiques murmures de ma mémoire arboricole, peut-être vont-ils m'aider à mieux comprendre l'incompréhensible, à mieux saisir le mot étrange d' I-M-M-O-R-T-A-L-I-T-É. |
Jacques Lacarrière
Le pays sous l'écorce
Seuil,1980