Cet été-là, je le passai sous une écorce de platane. Je le sais aujourd'hui : je commençai par le plus difficile, par l'ombre et les insectes. Mais lorsqu'on veut changer de vie, naître à un autre monde, tergiverser ne sert à rien. Religions, philosophies, livres, penseurs, idéologues ne proposaient à mes désirs que de timides voyages dans les banlieues de l'être. Je voulais autre chose, aussi les congédiai-je. Je ne m'étendrai pas sur les raisons qui me firent choisir une écorce pour lieu de ma métamorphose. Je n'indiquerai qu'un détail : bien loin de me jeter sur le premier arbre venu, je choisis un platane connu depuis longtemps. Il se dressait à proximité de la Loire sur les bords d'un canal où, enfant, j'allais jouer le jeudi. A l'automne, j'aimais soulever ses écorces pour y découvrir tout un monde de bêtes endormies, y sentir la fraîcheur de l'ombre et la sueur de l'arbre. Odeurs comme des embruns de terre que je humais jusqu'au vertige... J'approchai l'arbre vers le soir et d'emblée je le reconnus, inchangé malgré les années. Si les arbres vieillissent autrement que les hommes, c'est qu'ils ont autre chose à nous dire. Sur son tronc, la peau s'écaillait par endroits livrant à l'air la chair à vif. Dans le canal, depuis longtemps désaffecté, lentisques et nénuphars couvaient un monde d'hydromètres, d'araignées d'eau, d'élytres bleus. J'écoutai longtemps ce silence. Puis je fermai les yeux et je me glissai sous l'écorce.
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Au début, je n'éprouvai rien qu'un peu de mal à respirer et un léger picotement par tout le corps, comme en éprouvent les chenilles avant de se chrysalider (l'une d'elles me le raconta par la suite et c'est pourquoi j'en parle ici) : oui, un léger picotement par tout le corps. Et juste après, un fourmillement plus intense, plus ramifié, comme si je m'effritais, m'excoriais, écorché par l'écorce de l'arbre. Mes nerfs apparemment s'enchevêtraient, s'enroulaient sur eux-mêmes et mon sang s'allégeait, ma peau se craquelait. Je percevais encore les bruits de l'air, le silence de l'eau. Je percevais aussi d'infimes présences sous l'écorce. Et l'arbre tout entier, sa sève, ses rumeurs, l'émoi des branches et le désir nocturne des racines. Rien de tragique, en somme. J'étais entre deux mondes et je vivais toujours. |
Jacques Lacarrière
Le pays sous l'écorce
Seuil, 1980