A Colette et Pierre Bauchau |
J'ai vécu, près de toi, l'autre guerre, l'ancienne, la terreuse, la vieille des tranchées. Tous ses combattants morts, il n'en reste que les cimetières. Après la maison chaude, c'était le lieu d'enfance et le vaste jardin incessamment que tu arpentais de ton ombre. Tu étais là, indifférent à la guerre, au mauvais pain et aux rutabagas. Occupé des évènements du ciel et de l'histoire des profondeurs. Nous t'appelions le gros chêne, tu étais le centre des jeux, toujours le but qu'il fallait atteindre ou défendre. Toi, dans la force et moi dans la fragilité, nous avons parcouru ce siècle et je te sens toujours au centre de ma vie. Quand j'étais un petit garçon, entre l'aîné et la petite sœur, tu étais déjà un vieux roi, une présence hautement vénérable. J'avais de toi mémoire, image en majesté. Avec surprise je te retrouve, atteint par l'âge autant que moi. De vastes creux, d'amers chagrins dans ton écorce, beaucoup de tes branches tombées et, dans la souffrance des orages, ta cime a été abattue. Les flancs blessés, moins touffu, moins élevé qu'autrefois, je prends vigueur dans ta durée. Tes cicatrices, tes élans mutilés redisent nos blessures et l'aventure des tempêtes. Immense, l'immense pensée de l'enfance, aujourd'hui tu répands sous la lumière brisée du grand âge. Travail, compagnon de feuillages, long travail pour te dire et pour te célébrer. Compagnon des prières et des passants nuages, grandi par l'émondeur et l'incessant combat Qui t'a donné pouvoir sur les vents et les songes. |
Henry Bauchau
Poésie complète
Actes Sud