Ah ! de tout ce que je connais
et reconnais,
entre toutes les choses
c'est le bois
mon meilleur ami.
Je porte par le monde
sur mon corps, mes vêtements,
un arôme
de scierie,
une odeur de plante rouge.
Ma poitrine, mes sens
se sont imprégnés,
dans mon enfance,
d'arbres tombant,
de grands bois pleins
de future construction.
J'ai entendu frapper
le gigantesque
alerce,
le haut laurier de quarante mètres.
La hache et les reins
du bûcheron minuscule
soudain picotent
sa colonne arrogante,
l'homme est vainqueur, tombe
la colonne d'arôme,
la terre tremble, un tonnerre
sourd, un noir sanglot
de racines, et alors
une vague
d'odeurs forestières
a inondé mes sens.
C'était dans mon enfance, c'était sur
la terre humide, loin
dans les forêts du sud,
dans les odorants et verts
archipels,
avec moi
naissaient des poutres,
des traverses,
épaisses comme le fer,
des planches
minces et sonores.
La scie grinçait
en chantant
ses amours d'acier,
son fil aigu hurlait
le lamento métallique
de la scie coupant
le pain de la forêt,
comme mère en travail,
donnant le jour en pleine
lumière
et la forêt
déchirant les entrailles
de la nature,
mettant bas
des châteaux de bois,
des demeures pour l'homme,
des écoles, des cercueils,
des tables, des manches de hache.
Tout
là-bas dans la forêt
dormait
sous les feuilles mouillées,
voilà
qu'un homme
commence,
tordant la taille
et levant la hache
à picoter la pure
solennité de l'arbre
et celui-ci
tombe,
tonnerre et senteur tombent
pour que d'eux naissant
la construction, la forme,
l'édifice,
des mains de l'homme.
Je te connais, je t'aime,
je t'ai vu naître, bois.
Aussi,
si je te touche
tu me réponds
comme un cœur aimé,
tu me montres
tes yeux et tes fibres,
tes nœuds, tes taches,
tes veines
comme des rivières immobiles.
Je sais
ce qu'ils
ont chanté
avec la voix du vent,
j'entends
la nuit de tempête,
le galop
du cheval dans la forêt,
je te touche et tu t'ouvres
comme une rose sèche
qui pour moi seul ressusciterait
me donnant
un arôme et un feu
qui semblaient morts.
Sous
la peinture sordide
je devine tes pores,
étouffé tu m'appelles
et je t'entends,
je sens
se secouer
les arbres
qui dominèrent mon enfance,
je vois
sortir de toi
comme un vol d'océan
et de colombes,
les ailes des livres,
le papier
de demain,
pour l'homme
le papier pur pour l'homme pur,
qui existera demain
et qui aujourd'hui naît
dans un bruit de scie,
dans un déchirement
de lumière, de sons, de sang.
C'est la scierie
du temps,
tombe
la forêt obscure, obscur
l'homme
naît,
tombent les feuilles noires
et le tonnerre nous opprime,
parlent en même temps
la mort et la vie,
comme un violon s'élève
le chant ou le lamento
de la scie dans la forêt,
et ainsi naît et commence
le bois,
pour parcourir le monde
jusqu'à être le silencieux constructeur
coupé et perforé par le fer,
souffrir et protéger
en construisant
la demeure
où chaque jour
se retrouveront l'homme, la femme
et la vie.
Pablo Neruda
Odes élémentaires
Traduit de l'espagnol par Jean-Francis Reille
Gallimard, 1989