Les ormes sont les gardiens
Des vieilles routes de France,
Pour ces aïeux, ces doyens,
Ayons quelque déférence.
L'orage acharné contre eux
Leur a fait bien des blessures :
Ils ont des goitres nombreux,
Des crevasses, des fissures ;
Des broussailles à leurs pieds
Embarrassent de verdure
Ces géants estropiés
Dont l'écorce est encor dure.
Quant à leur âge : on s'y perd !
Sur eux plus d'un siècle pèse :
Ils ont vu mourir Colbert ;
Ils ont vu Quatre-vingt-treize.
S'agrafant sur les talus,
Ils demeurent à leur poste,
Cherchant s'ils n'entendront plus
Rouler les chaises de poste.
Ils regardent les travaux
Exécutés dans la plaine,
Pendant que les lourds chevaux
Près d'eux reprennent haleine.
Leurs ombres sur le pavé
Rompent les lignes trop blanches ;
Plus d'un marcheur a trouvé
Un bon siège sous leurs branches.
Les maraîchers, les laitiers
Devant eux passent par troupe,
Défilent des soirs entiers
Après l'heure de la soupe :
Les ormes savent leurs noms,
Et vers la ville voisine
Ils suivent ces compagnons
Dormant dans la limousine.
Mais le sort leur fut cruel :
Depuis la guerre perfide,
Beaucoup manquent à l'appel
Et plus d'une place est vide.
Car beaucoup sont morts, contrits,
Malgré leur noblesse ancienne,
D'avoir guidé vers Paris
Quelque avant-garde prussienne.
Léon Duvauchel
Poésies (1869-1902)
A. Lemerre, 1905
Maxime Lalanne
Les ormeaux de Cenon
Eau-forte, 1872
Musée des Beaux-Arts, Bordeaux