Cela s’est passé à Rabat, au centre de la ville, place Piétri, face au marché aux fleurs, face à l’église. Un arbre a saigné et, paraît-il, a parlé. Un arbre qui a un siècle ou plus résiste quand on vient l’abattre. Au premier coup de hache, le sang a giclé, et les voix, du fond de la terre, se sont élevées. L’homme chargé de la besogne s’est trouvé mal. Blessé, il fut emmené à l’hôpital. De son délire naquit la rumeur. La foule se déplaça de partout pour honorer l’arbre, toucher son sang et écouter sa parole. Il aurait dit beaucoup de choses. Les femmes y déposèrent des bougies, des écritures et quelque espoir. Les hommes suivaient et collaient l’oreille contre l’écorce. Les enfants s’amusaient. Ils riaient. Pour eux, il n’y avait pas de mystère : « Un arbre, ça ne parle pas ! » En quelques jours, l’arbre devint un lieu de pèlerinage, un saint. On venait écouter ce que la mémoire collective n’osait pas dire. L’imaginaire populaire, harassé par la vie moderne dans la ville, se déchaîna autour de l’événement. Le fait devint une histoire étrange et merveilleuse que chacun racontait à sa manière. Cela prit des proportions inquiétantes. On n’arrivait plus à arrêter le délire et l’interprétation. Les pompiers accoururent pour disperser la foule qui gênait la circulation. L’architecte qui construit le bâtiment dans la place est un ami de l’arbre. Il le protégea. L’arbre fut sauvé. L’histoire n’est plus qu’un souvenir, un mythe qui fait son chemin. |
Tahar Ben Jelloun
À l'insu du souvenir
Éditions de la Découverte, 1987