C'est le « figuier des ruines » qui règne aujourd'hui en maître sur Angkor. Au-dessus des palais, au-dessus des temples qu'il a patiemment désagrégés, partout il déploie en triomphe son pâle branchage lisse, aux mouchetures de serpent, et son large dôme de feuilles. Il n'était d'abord qu'une petite graine, semée par le vent sur une frise ou au sommet d'une tour. Mais, dès qu'il a pu germer, ses racines, comme des filaments ténus, se sont insinuées entre les pierres pour descendre, descendre, guidées par un instinct sûr vers le sol, et, quand enfin elles se sont gonflées de suc nourricier, jusqu’à devenir énormes, disjoignant, déséquilibrant tout, ouvrant du haut en bas les épaisses murailles ; alors, sans recours, l'édifice a été perdu. La forêt, toujours la forêt, et toujours son ombre, son oppression souveraine. On la sent hostile, meurtrière, couvant de la fièvre et de la mort ; à la fin, on voudrait s'en évader, elle emprisonne, elle épouvante... Et puis, les rares oiseaux qui chantaient viennent de faire silence, et qu'est-ce que c'est que cette obscurité soudaine ? Il n'est pas l'heure cependant ; il doit y avoir autre chose que l'épaisseur des verdures, là-haut, pour rendre les sentiers si sombres. Ah ! un tambourinement général sur les feuillées, une averse diluvienne ! Au-dessus des arbres, nous n'avions pas vu que tout à coup le ciel devenait noir, l’eau ruisselle, se déverse à torrents sur nos têtes ; vite, réfugions-nous là-bas, près d'un grand Bouddha songeur, à l'abri de son toit de chaume.
|
Pierre LOTI
Un pèlerin d’Angkor
Anthologie franco-indochinoise
Imprimerie de Le-Van-Tan (Hanoï), 1927
Photo : National Geographic Italia