Le Chêne, un jour, dit au Poireau :
— Vous avez bien sujet d'accuser la Nature.
Vous êtes tout petit et vous n'êtes pas beau ;
Vis-à-vis des humains quelle triste posture !
On vous met dans le pot-au-feu
Et puis c'est tout. Dans son mépris allégorique,
De votre honneur l'homme se fait un jeu ;
Du potager vous êtes le second comique.
Planter un poireau ! Quels poireaux !
Sont des expressions que l'on applique
Aux imbéciles, aux fourneaux.
Cependant qu'à mon vert feuillage,
À tout mon être respecté,
De la force et de la beauté
L'homme emprunte plus d'une image.
Enfin — ceci surtout montre quelle faveur
J'ai su gagner près de l'opinion publique —
La feuille de chêne a l'honneur
De personnifier la Palme académique !
Pauvre poireau ! jamais on ne vous traite ainsi ! —
— Votre compassion, répondit le légume,
Part d'un bon naturel, mais quittez ce souci,
Car la nature, je présume,
Saura bientôt me faire respecter aussi.
Lors apparut, au haut de l'Empyrée,
Un beau vieillard, que l'on eût pris pour Dieu
Si sa face, en partie, n'eût été rosée.
Vers l'humble végétal il tourna son œil bleu ₁.
— Je suis le Protecteur, dit-il. Sur ma parole,
L'heure de la justice enfin sonne pour toi,
Car tu vas être, grâce à moi,
L'emblème vénéré du Mérite agricole ! —
Vexé, jaloux, le Chêne, en un amer soupir,
Exhale sa cuisante peine ;
Et je vis bien alors qu'où il y a du chêne
Souvent il n'est pas de plaisir.
21 septembre 1901.
₁. Est-il bleu, son œil ? Ne sais. Et puis, je m'en fous : il me faut
une rime !
Alphonse Allais
Par les bois de Djinn
Parle et bois du gin
Gallimard, 2005