Le sapin est le seul arbre qui convienne à nos régions montagneuses. Voulez-vous savoir pourquoi ? C'est bien simple. On conte qu'autrefois, il y a fort longtemps, le diable qui avait une famille nombreuse, résolut de goûter un peu les joies du silence et du calme et pour cela se mit en devoir d'expédier par le monde sa bruyante marmaille. Ce fut une vraie pluie de diablotins, il en tomba partout, sur la montagne comme dans la plaine et les crêtes du Jura en eurent bien leur part... Mais les pauvres petits ne s'y trouvaient pas à leur aise. Bien qu'ils fussent accoutumés à la chaleur, le soleil les grillait sur les grands rochers nus. Ils commencèrent à gémir, à se plaindre, à pleurer, puis à crier, et finalement, n'y tenant plus, comme autant de Petits Poucets, ils regagnèrent le foyer paternel. Cela ne faisait pas l'affaire du papa diable qui s'était bien vite habitué à la tranquillité. Il vint en personne, à la tête de la colonne, pour vérifier la chose. Il eut chaud comme les autres et fit pousser les buissons. Aussitôt accoururent des légions de chevreuils, de chèvres, de vaches qui eurent vite fait de détruire les bourgeons, les feuilles et même les brindilles... Le chef de famille n'avait pas prévu cela. Il fit pousser les noisetiers et les alisiers qui étaient plus grands. Les vaches, les chèvres et les chevreuils ne touchèrent qu'à la base et se contentèrent seulement de regarder les hautes branches. Mais à la première averse, tout fut mouillé, trempé, inondé : diables, bêtes et rochers. Et quand il pleut dans ces montagnes, il fait froid et c'était un grelottement général. Le grand diable se gratta l'oreille, autant pour la réchauffer que parce qu'il était embarrassé. Il fit pousser les grands hêtres. Mais le temps avait passé vite, l'automne était là. Après quelques journées de pluie, le ciel s'éclaircit un soir et la gelée arriva. Le lendemain, les feuilles étaient dorées ; en quelques jours, elles furent toutes à terre. Les petits diables frétillaient dans ce tapis ; c'était moins dur que le rocher, le soleil n'était plus si chaud, bref, ils se trouvaient en paradis ! Hélas ! le bonheur n'est jamais de longue durée, et autrefois c'était comme maintenant. Voilà qu'un jour la neige se met à tomber. Les flocons, déliés comme des poussières s'insinuent partout ; les diablotins pleurent de froid, se lamentent puis crient tellement que leur papa fait comme beaucoup de papas maintenant, il s'en va, les laissant maîtres de la place ! … Il descend chez lui et réfléchit longuement : « Quand on sait bien ce qu'on veut, on trouve, dit-il. Il faut là-haut un arbre qui protège contre la chaleur, qui abrite de la pluie, qui retienne la neige, qui brave les rongeurs et les mangeurs d'herbe. Je crois que j'ai ce qu'il faut. » Et il fit pousser le sapin sur toutes les montagnes à neige. Les mousses recouvrirent les rochers durs et les petits diables, bien au frais sur ce tapis, bien à l'ombre, bien à l'abri, s'amusèrent tellement qu'ils ne songèrent plus à ennuyer personne. Mais on voit tout de même que le sapin n'a pas la même origine que les autres arbres ; il n'a pas la majesté du chêne, la puissante ramure du noyer, la grâce du tilleul, la souplesse du bouleau, l'animation du peuplier. Sa forme conique, ses branches toujours hérissées et rudes au toucher, son feuillage de couleur sombre montrent que c'est un arbre du diable. |
Henri Cordier
Au pays des sapins
Faivre-Vernay, 1925
Gustave Doré