À J. L.
I.
Connais-tu le noyer, l'arbre au feuillage sombre,
Qui couvre au mois de juin tout un champ sous son ombre ?
Connais-tu le rugueux et robuste noyer,
Le voisin de la ferme et l'ami du foyer ?
S'abaissant vers le sol que ses racines fendent,
Ses branches en fouillis se mêlent et s'étendent
Devant le toit moussu, jusqu'au-dessus du seuil.
Bien des jours à ses pieds ont passé, joie ou deuil !
Il a vu naître ici l'aïeul qu'alourdit l'âge,
Il est contemporain de la croix du village ;
Un chêne, un châtaignier, pourraient seuls dans nos bois
Converser avec lui des choses d'autrefois.
Jadis il entendit la cloche de l'église
Livrer ses premiers sons à l'aile de la brise,
Et quand vient à tinter l'Angélus aux hameaux,
Lui répond par le bruit du vent dans ses rameaux.
II.
Aux yeux du voyageur, avant tous il projette
Sur l'horizon lointain sa large silhouette.
Naguère à son côté se dressait un rival,
Mais le vieux noyer reste aujourd'hui sans égal ;
Aux lieux où croissait l'autre il végète un cytise :
Des enfants, à ses pieds se garant de la bise,
Dressèrent des monceaux de bois sec alentour
Et firent un grand feu qui dura tout un jour.
La sève s'arrêta sous l'écorce brûlée.
Quand le printemps revint refleurir la vallée,
Lui seul agonisa, sombre, sans bourgeons verts,
Et le noyer géant qui raillait les hivers,
Qui prêtait son ombrage aux rondes des dimanches
Tomba sous la cognée. Aussitôt, dans ses branches
Le hameau tout entier se tailla des sabots
Et, du tronc façonné par le fer des rabots,
Le menuisier tira, pour les gens de la ferme,
L'armoire parfumée où le linge s'enferme,
Avec le coffre au pain et le vaste dressoir,
Si luisants qu'on pourrait les prendre pour miroir.
III.
Quand, au soleil d'avril qui joue avec la nue,
Quand les fleurs du noyer, sur la branche encor nue,
Commencent à s'ouvrir, c'est fête en la maison,
Car déjà le printemps sourit à l'horizon.
Le laboureur, qui sent veiller la Providence,
Voit poindre vaguement le char de l'abondance.
Mais combien de soucis ! Battu du vent du nord.
L'arbre qui fleurit tremble au souffle qui le mord
Que vienne un froid soudain, en une matinée
Pourra s'évanouir tout l'espoir d'une année,
Le fruit avec la fleur ! — Le noyer cependant
Sent palpiter son flanc, de sève débordant.
Sitôt que la rosée a blanchi la verdure,
L'aïeul accourt, regarde inquiet, se rassure...
Le rustique noyer brave le froid tardif
Qui dut blesser au cœur plus d'un tronc maladif.
IV.
Développe-toi, feuillée odorante !
Sur l'arbre ruisselle à flots la clarté ;
Voici revenir l'hirondelle errante
Et s'épanouir les beaux jours d'été.
Vert du faîte au pied, le noyer divise
L'enclos en deux parts : sous le ciel clément
Ici la luzerne ondule à la brise,
Et là va jaunir le grain du froment.
Que les travailleurs fanent le fourrage
Ou coupent l'épi, c'est le vieux noyer
Qui pour le repas prête son ombrage
Et, comme toujours, est hospitalier.
À l'heure sereine où tous se gaudissent,
Mangeant leur pain noir, goûtant le repos,
On peut demander aux noix qui verdissent
Le secret des francs et joyeux propos.
Là s'est décidé plus d'un mariage,
Et l'arbre souvent a vu dans ces jours
Où sourit la rose au ciel sans nuage,
Éclore à ses pieds les fraîches amours.
V.
Où s'en vont-ils ? Chacun porte, armé d'une gaule,
Un panier à son bras, un sac à son épaule.
Sous les noyers, déjà par l'automne rouillés,
Et plantés au hasard dans les champs dépouillés,
Ils vont jeter à terre, en chantant à voix pleine
Quelque refrain antique aux échos de la plaine,
Le fruit qui vole et tombe... Et chacun de brandir
Sa perche qui fend l'air, et sacs de s'arrondir !
Où s'en vont-ils ? Chacun porte, armé d'une gaule,
Un panier à son bras, un sac à son épaule.
Ils vont cueillir les noix sur les coteaux voisins,
Parés hier encore et fiers de leurs raisins
Qui fermentent, broyés, en profondes cuvées ;
Les noix, de leurs rameaux avec force enlevées,
Frappent la terre dure... Et chacun de brandir
Sa perche qui fend l'air, et sacs de s'arrondir !
VI.
C'est novembre : ciel blanchâtre,
Brume, givre et vent !... le soir,
On prépare devant l'âtre
Les noix qu'attend le pressoir.
En ces jours-ci la fileuse
Interrompt son écheveau ;
L'aïeule se sent frileuse
Et goûte le vin nouveau.
Sous le marteau monotone
On fend la coque des noix ;
L'enfant essaye, et s'étonne
De se frapper sur les doigts.
Dans un tas de cendre chaude,
La châtaigne éclate et cuit...
Le chien jappe au loup qui rôde,
Et le vent passe avec bruit.
VII.
Et voici maintenant que les noix couleur d'ambre,
Dans les sentiers hâlés, un beau jour de décembre,
Conduites par deux bœufs, arrivent au pressoir.
Le bruit sec de la vis qu'un cheval fait mouvoir
Se mêle au craquement du socle sur sa base.
Les grains amoncelés et que la meule écrase
Frémissent; l'huile en sort et tombe en écumant
Dans un vase d'airain. De moment en moment,
Traversant l'huis disjoint, le soleil perce l'ombre
Et lance un jet de flamme au fond du hangar sombre ;
Quand la fauve liqueur passe sous le rayon,
On dirait un ruisseau d'or pur en fusion.
VIII.
Dans les jarres de grès enfermez l'huile blonde,
Allez les déposer dans un coin du cellier ;
J'aime à voir ces vaisseaux trapus, à panse ronde,
Rangés sur les rayons que leur poids fait ployer.
J'aime à voir s'aligner, à côté des faïences,
Près du fût où des ceps est caché le trésor,
Les amphores, les brocs, les cruches à deux anses
Et les vases de cuivre éclatants comme l'or.
Tu souris d'aise, ami : ces jarres pleines d'huile,
Dont j'admire avec toi l'imposant appareil,
Se réaliseront au marché de la ville
En beaux écus d'argent qui luiront au soleil.
N'imite point pourtant, fermier, ces gens avides
Dont les pauvres ont peur : sous ton toit respecté,
Nul indigent n'entra qui sortit les mains vides ;
Fais la part de la veuve et mets-la de côté !
Que veuille ton active et forte ménagère
Donner quelque saveur à ton maigre repas,
Elle ouvrira ce broc posé sur ta fougère
Et que dans tout un an tu n'épuiseras pas.
Si tu t'apercevais qu'un bœuf baissant les cornes,
S'affaisse sous le joug au revers du sillon,
Près de son compagnon qui mugit, les yeux mornes,
Et le sentant souffrir, résiste à l'aiguillon,
Porte à ce travailleur que la fatigue atterre
Un breuvage où d'abord se dissolve le sel,
Où, s'imprégnant des sucs d'une herbe salutaire,
L'huile se mêle au vin en même temps qu'au miel.
Toi-même, habitué de coucher sur la dure,
Un jour, à ton réveil, au champ, près du bétail,
Si ton bras se roidit, saisi par la froidure,
Et, se paralysant, se refuse au travail,
Souviens-toi de l'avis que te donnait l'aïeule :
Il est une liqueur par qui tout s'assouplit ;
Oins-en ta chair dolente, et souvent l'huile seule
Peut refortifier la fibre qui faiblit...
Dans les jarres de grès conservez l'huile blonde,
Le bon noyer d'ailleurs vous en réserve encor :
Sur son front aujourd'hui s'il pleut, si le vent gronde,
Le bourgeon pour s'ouvrir n'attend qu'un rayon d'or.
IX.
Connais-tu le noyer, l'arbre au feuillage sombre
Qui couvre au mois de juin tout un champ sous son ombre ?
Il vient de surmonter l'épreuve de l'hiver
Et le printemps lui rend son diadème vert.
L'ouragan déchaîné lui rompit une branche,
Mais la sève épanchée à l'air déjà s'étanche
Et sa fécondité n'aura point à souffrir
De ces coups impuissants que l'été va guérir.
Près du vieux châtaignier, du chêne à larges cimes,
Que je veux tous les deux célébrer dans mes rimes,
— Tandis que passe l'homme et son œuvre discord, —
Ainsi le grand noyer demeure, calme et fort !
Achille Millien
Nouvelles poésies (1864-1873)
A. Lemerre, 1875