...Ce fut dans la grande forêt que les Chinois moururent. Il ne faut pas dire comment ils moururent ; il ne faut pas écrire pour écrire. Ils sont morts, n'est-ce pas, et voilà tout ; et ils allaient vers le soleil !... Beaucoup furent mangés par les Bangalas. Car les Bangalas mangent les hommes. C'est un peuple très laid. Ils se font une incision qui va du nez au sommet du front, et y jettent des venins qui gonflent la peau. La cicatrice a l'air d'une crête ; ils sont comme des coqs noirs et méchants. Et ils mangent les hommes... Les autres furent mangés par la forêt. Elle était monstrueuse et vide. Ils y marchèrent cinq mois, ne voyant le grand jour que si le fleuve venait à couper l'énorme moisissure verte. Mais ils faisaient des radeaux, des choses ingénieuses, des câbles de lianes, pour passer... Nul ne vit, dans la forêt. Les arbres, trop hauts, tuent les petites plantes, et les animaux eux-mêmes ne trouvent rien à manger. On entend, sans les voir, chanter des oiseaux et passer des singes en l'air. Il y a sur le sol des insectes, des serpents et des charognes. Les Chinois les ramassaient. Souvent l'odeur des fourmis-cadavres leur souleva le cœur. Un autre jour, l'atmosphère leur parut douce comme le parfum d'une chambre aimée. Pourtant, ce n'était pas des fleurs qui sentaient de la sorte : c'était des champignons. Les premières bouchées qu'ils en mangèrent les firent vomir. Par bonheur, ils surent trouver au même endroit, dans la pourriture des arbres, de gros vers d'aspect immonde, qui n'étaient pas empoisonnés ; et ce fut dans cette région qu'Ah-Sing aperçut, en soulevant un tronc qui s'effondra en boue, une chose horrible qui remuait. C'était une bête faite comme une boule, avec une arête transversale épineuse, et des yeux — des yeux tout en or vivant ! Une espèce de glu, qui la couvrait, accrochait la boue et les détritus, Avec une baguette, Ah-Sing gratta. Les deux flancs de la boule se gonflaient et s'abaissaient tour à tour, et la baguette ayant piqué la chose, elle marcha. C'était un crapaud. Il était aussi gros qu'une tête d'homme. Les pustules jaunes qui remontaient de son ventre à son échine semblaient des fleurs corrompues sur du fumier, et l'arête de son dos était comme une broussaille. Il bava du venin, misérablement. Puis, s'étant caché de nouveau sous les débris, il rendit une plainte longue et claire, ainsi que font tous les crapauds, quand ils appellent les femelles crapaudes. Ah-Sing, qui avait très faim, pensa que peut-être on pourrait le manger. Mais cette bête lui faisait peur, et, comme il cherchait une longue branche pointue, pour la crever de plus loin, Tchao-Ouang cria : — Ne le tue pas ! Il est si vieux ! C'est le Dieu de la forêt... Oui, le crapaud paraissait incarner la forêt même. Il était sale, humide, verdâtre et jaune, gigantesque, magnifique, informe, frémissant, hérissé, tout gonflé d'une horrible sève, et ses yeux savaient tout, ses yeux d'or vivant, ses tristes beaux yeux ! Pourquoi était-il resté là, insensible à la peur, s'il n'était pas Dieu ?... Cependant la tristesse croissait sous les grands arbres. Les Chinois côtoyèrent des fleuves silencieux et presque sans pente, dont la seule vue pénétrait d'une horreur indéfinissable. L'eau en était toute noire sous les arbres noirs, d'où ruisselait une humidité éternelle, et, sur leurs rives, il y avait une espèce de sous-bois impénétrable, des lianes énormes, tordues comme des racines, des orchidées parasites dont les fleurs étaient obscènes, des vanilliers et des serpents. Le soleil, le soleil, comment marcher vers le soleil ? On ne le voyait plus. Le jour était fait de brouillard, la nuit d'une obscurité si pesante qu'elle paraissait frapper la joue comme une aile de chauve-souris... Un jour, des flèches sifflèrent. Frêles comme des aiguilles, elles étaient chargées d'un venin presque foudroyant, et quand l'une d'elles avait touché le but, on voyait fuir, à travers les arbres, une ombre mince comme celle d'un enfant. C'étaient les nains de la forêt qui défendaient leur empire...
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Pierre Mille
Images exotiques et françaises
Éditions du Fauconnier, 1922