Sur le chemin du Grand Verger (Gharsa Kébira), aujourd'hui marché des fripes, une petite place carrée. Au centre, un arbre. S'en approcher avec déférence. Le toucher. Passer les doigts dans l'écorce pour un peu de sève, pour le grain de cette peau. Un poème pour le vertige, immobile, et étonné. L'arbre de Tétouan. Une métaphore anticipée. Enigme à dévisager. Masque à déshabiller. Le temps tassé, amassé en ceintures, en strates. Regarder l'arbre qui ne donne plus de fruits. Habiter son ombre et se coucher dans les plis du silence. Cet arbre fascine. Ses branches nerveuses mais lasses se penchent sur la pierre. Tant de traces laissées par le vent sur le voile d'une sérénité, belle et profonde. Le corps est noué. Le tronc est partagé. Il se multiplie pour soutenir tant de force déployée, tant de vigueur insolente.
Une haute mémoire domine la place : 1922 : Abdel Krim al Khattabi est nommé émir du Rif. Des fusils chargés à dos de mulet pour la guerre du Rif. Des généraux français et espagnols sont mobilisés pour venir à bout d'une résistance populaire.
L'arbre paraît indifférent. Jamais absent. Il reste une présence essentielle, un amas de signes physiques affolés, brouillés. Signes du destin. Un empire de rayures et d'énigmes ramifiées dans la terre forcée, dans le ciel proche.
Cet arbre m'intimide. Il force le respect. Je le regarde et me tais. J'oublie l'heure et l'agitation autour. J'essaie de soutenir le face à face : la solitude. Et je découvre que cet arbre est en même temps très proche, très familier - amical - et très hautain. Il y a chez lui de la noblesse, ou bien une sorte d'aristocratie faite d'humilité. Son pied, large, lourd, est fait pour la séance : il s'est creusé en fauteuils. On s'installe, le dos - de préférence nu - contre l'écorce. Il faut sentir le tronc respirer, assis entre les bras d'énormes racines qui enjambent la pierre. Le pied de l'arbre est sérieux, je veux dire solide. La fragilité est laissée aux branches. La légèreté aussi. En revanche, le pied est épais et ambigu. Il supporte une matière éparpillée. Sûr de lui, enraciné dans les profondeurs et le lointain, il est inamovible. Immortel. D'où sa lourdeur (son manque d'humour!). Ce poids voudrait être le signe de l'éternité.
A l'ombre de cette éternité, des femmes du Rif vendent des couvertures de laine. Des mains lourdes. Des mains épaisses et brunes se posent sur des visages ouverts au travail du temps. La place donne sur des rues étroites menant vers des labyrinthes. Alors l'arbre a tendance à s'enfoncer de plus en plus dans la terre. Il descend de manière imperceptible dans la pierre, traverse les racines et s'entoure de leurs nœuds. Il prépare sa mort et s'enterre avec lenteur. Un jour, dans cinquante ans, dans soixante-dix ans, la terre aura absorbé le tronc. En surface reposeront les branches nues, légères, creuses, mangées par les insectes. Le vent d'est les emportera vers la mer de Martil.
Sans doute cet arbre est-il rêvé. Une image d'enfance, éblouie et changeante. Il s'est déplacé. Je ne l'ai plus retrouvé. Quatre arbustes quelconques tiennent la place en ses points symétriques. |
Tahar Ben Jelloun
A l'insu du souvenir
Editions La Découverte