I
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Ah, très aimable berger, la vie me laisse assommée.
Ah, bergère, mon cœur vif, J'ai pris la vie en plein pif.
Mains transies et pieds gelés, n'est-il pas temps de pinter ?
|
II
Elle :
Lui :
Ensemble : |
Oh, adorable mignon, j'ai avec moi un flacon.
Ah, bergère gentillette, j'ai avec moi ma burette.
Boire au vert est un plaisir sans buste de Vladimir ! |
III
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Au revoir, chevrettes roses, retournez-en au kolkoze.
Au revoir, chers petits veaux, laissez-moi vivre au repos.
C'est là le médicament contre sorts et dirigeants ! |
IV
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Gagnons la forêt épaisse. Je jette mon carnet d'adresses.
Allons vivre en aparté. J'abandonne le Comité.
Que dire aux gens sérieux ? Que nous n'vivrons pas comme eux. |
V
Lui :
Elle :
Lui :
| Que dire si d'un à-pic dans le bois déboule un flic ?
Qu'on vit avec son aimé comme Lénine exilé.
Quelle philosophe voilà ! Mes questions s'arrêtent là. |
VI
Elle :
Lui :
Ensemble :
| J'irai nue à la vesprée me baigner, comme une fée
Et, au dam des partisans, moi je serai ton Tarzan.
Taïaut ! Au fond des halliers on attrape la BBC ! |
VII
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Sans zakouski nous boirons la rivière, en vrais Slavons.
Et mangeant notre pain dur oirrons la vérité pure
Écoutons bien l'étranger qui nous fournit notre blé. |
VIII
Elle :
Lui :
Ensemble :
| En cueillant bolets et baies, nous en aurons pour l'année.
Feuilles, pignes des sous-bois tiendrons lieu de petit bois.
Hache, plus dur est on fer qu'occiput de Secrétaire ! |
IX
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Le samedi pour mon coquin je mijoterai un bain.
Tu hais faucille et marteau ? Vive fourchette et couteau.
Que plie le sceptre viril et se consacre au connil ! |
X
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Dès qu'il fera moins d'zéro je serai ton brasero.
Et mignotant ta chaudière nous saurons passer l'hiver.
Plus sévère est la gelée, et plus chaud le Mausolée. |
XI
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Sur un tronc tape le pic, enragé comme un indic.
C'est bon, avec le corbeau, de regarder tout de haut.
Nom de nom ! Quelle forêt ! On n'en voit pas la moitié. |
XII
Elle :
Lui :
Ensemble :
| C'est meilleur d'humer les pins dans les bras de son coquin !
Ah, noble odeur du bouleau qu'on soit sobre ou alcoolo.
Si ça sent fort le pourri, c'est qu'on est près du Parti |
XIII
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Je suis ton air, ton ozone, Nous désunira la zone.
Je suis tien jusqu'au cercueil. Je suivrai, si on te cueille
Si la peine est à perpète, deux serons, comme sous la couette |
XIV
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Nous voici mélancoliques ! Est-ce un champignon toxique ?
Le champignon défouraille : j'ai la Tcheka dans l'entraille.
Rendons tropes et boyaux sur tout le Politburo ! |
XV
Elle :
Lui :
Ensemble :
| Gloire aux bois et gloire aux cieux ! Notre coquin se sent mieux !
Gloire aux futaies, aux clairières ! Guillerette est la bergère !
Qu'il est bon d'aimer un peu après un grand choc nerveux. |
XVI
Elle :
Lui :
Ensemble :
| C'est bon d'accoler son cher sans Boulat, sans lampadaire.
J'écoute chanter l'oiselle étendu sur ma donzelle.
Gloire aux champs, à la forêt ! Non aux chefs et au progrès. |
Ensemble :
L'état ne cuit pas ta potée,
camarade, il te la vole.
Plus tu vas loin dans la forêt
et plus plein sera ton bol.
Ni Berdiaev ni les Saints
ni la revue L'Étranger
ne nous sauverons des gredins
qui se forcent à boire du thé.
La volonté de changement
pour Illitch fut délétère.
Mais le grand chambardement,
ça, les Russes savent faire.
Tout pouvoir est un invalide.
Un pharaon sans esclaves
et plus encore sa pyramide
finissent dans la débâcle.
Observe bien la forêt,
camarade, et son feuillage.
Damant le pion au P.C.
la feuille a toujours l'avantage.
Où est l'issue pour la Russie ?
Aux grands chefs étriller le « c ».
Loups, petits ours et lièvres gris
l'ont depuis très longtemps fait.
Car égaler les quadrupèdes,
nous qui n'avons que deux pieds,
est à coup sûr pour une tête
russe une excellente idée.
Abandonnons fonctions et toits,
respect cafard, frousse honteuse.
De cette Création le roi
manque de pattes chaleureuses !
Joseph Brodsky
Vertumne et autres poèmes
Traduit du russe par Véronique Schiltz
Gallimard, 1993