1
Autour de lui, le verger. Les arbres greffés.
Mieszko s'y promenait à l'ombre, il regardait.
Il ne voyait ni jardinier, ni arbres, ni greffes.
Il pensait : je ne goûterai pas à ces fruits une fois mûrs.
Mon fils y goûtera, ses fils et petits-fils.
La récolte du verger sera-t-elle bonne ?
Quel fruit y trouvera-t-on à son goût ?
Le jardinier ne craint pas d'inciser l'écorce.
Il se fie à l'arbre : la vie, plus forte que la plaie,
prendra vigueur nouvelle.
Moi-même, que je me regarde comme un tronc.
À travers moi aussi croît l'ARBRE BLESSÉ.
2
Pourquoi est-ce à mon travers
que L'ARBRE BLESSÉ doit croître ?
Pourquoi dois-je me regarder comme un de ses fruits ?
La racine qui me fait surgir de terre, c'est moi
quand je fleuris, cette floraison est la mienne.
C'est moi le beau et le laid soudés en une forme unique,
mon bien, mon mal emplissent ma conscience
ils en relèvent.
Quand il se détache de l'arbre de l'histoire,
le fruit tombe de son propre poids,
parce qu'est mûre son existence,
et qu'elle laisse un signe.
Signe qui cicatrise l'arbre.
L'arbre ne m'attirera pas dans ses veines,
détroits de la vie.
Je n'accepte ni son écorce,
ni l'ombre projetée par lui.
3
Et pourtant, j'ai accueilli L'ARBRE BLESSÉ,
moi qui m'y oppose sans cesse.
Je l'ai accueilli, pour qu'il grandisse à travers moi,
à travers mes petits-fils et leurs fils,
et qu'il nous engendre comme ses fruits
— fruits des entrailles par où prend la greffe.
J'ai compris : l'arbre doit être blessé
pour que la vie s'y implante.
J'ai compris que je dois m'ouvrir.
(Les bornes de ma vie se déplacent
pour que ce qui n'était pas à moi le devienne ;
ne doivent-elles pas se déplacer aussi
pour que ce qui est à moi cesse de l'être ?)
4
L'ARBRE disait :
Ne crains rien quand je meurs
— ne crains pas de mourir avec moi.
Ne crains pas la mort — vois, je revis.
La mort n'a touché que l'écorce.
Ne crains pas de mourir avec moi pour revivre.
Le signe se cicatrisera
En lui tout mûrira à nouveau —
le fruit ne tombera plus de son propre poids.
L'ARBRE rendra ses fruits à Celui qui le greffe —
vous mangerez les fruits qui mûrissent sur Moi,
sur Moi, l'Arbre Blessé.
L'ARBRE disait : " sur Moi " — je ne le sentais pas étranger,
entre Lui et moi, plus d'obstacle en moi-même.
(L'avait-il fallu pour que tout commençât ?)
Je m'éloignais, l'ARBRE demeurait,
embrassant avenir et passé.
Je disais : c'est bien. Grandis et me surpasse, si telle est ta force,
passe en hauteur tous les hommes ou aspire-les en Toi
(les hommes ne se laissent pas absorber
mais les surpasser est possible.
Alors se crée un espace où chacun a son lieu —
où chacun demeure lui-même,
bien qu'il commence une vie nouvelle).
Karol Wojtyla
Poèmes
Traduction de Pierre Emmanuel
et Constantin Jelensky
Cana-Cerf, 1979