A Felisberto Hernandez
I
Puisque le sombre humus cache
Tant de vert par-devers soi
Et dans sa lourdeur compacte
Les futurs oiseaux des bois,
Arbres, vous sortez de terre,
Feuille à feuille, avec des chants
Qui sont les frais ornements
D'une commune misère.
Que vous soyez pins ou hêtres,
Chênes ou bien peupliers,
Une même façon d'être
Par le bas des prisonniers.
Et vous reprenez la place
Que le vent vous fit céder
Ne connaissant de l'espace
Que ce léger va-et-vient.
La hauteur cachée en terre,
Et se dressant peu à peu
Vous caresse et vous libère
Vers le ciel un petit peu.
Venus de la terre dense,
Humides de cent désirs,
Vous n'êtes plus qu'une essence
Et lui livrez vos soupirs.
II
Vous qui ne demandez rien,
Vous qui êtes toujours là,
Sans yeux, comme en ont les chiens,
Pour rappeler qu'ils sont là,
Arbres de mon grand jardin,
Dans un mouvement serein
Ouvrant nuit et jour les bras,
Vous nous faites oublier
Que vous ne les fermez pas,
Arbres graves, sans défauts,
Moitié tronc, moitié feuillage,
Et jamais trop peu ni trop
Ayant toujours ce qu'il faut
Pour votre immense veuvage,
Vous qui vivez parmi nous
Solitude jusqu'au cou
Malgré le vent, les oiseaux,
Et les hommes inégaux
Qui vous coupent en morceaux.
Que serviraient les regards
Ou de froncer les sourcils
Et l'avance ou le retard
Et tous les humains soucis ?
En dépit de vos racines
Vos troncs ne sont pas d'ici
Mais bien d'un pays caché
Dont nul ne peut approcher.
Et vous laissez un sillage
Sans avoir jamais bougé,
Comme les paralysés
Qu'on voit rêver sur les plages,
Vous qui nous poussez à vivre
Nous, moins que vous attachés,
A la façon d'hommes libres
Courant après leurs pensées.
Jules Supervielle
1939 - 1945
Collection blanche
Gallimard