à Eugène Guillevic
Dans l’arbre ténébreux où je suis agité,
la mort qui circule avec la vie
se tient si calme où je suis parmi elle.
Le vent brille alentour. Déjà dans la prairie
sur les touffes et sur les fleurs la rosée disparaît.
Pourquoi ne pas sourire au beau jour qui m’entraîne
dans un monde semblable à moi, violent et rond ?
Animé par l’éveil, peut-être encore je rêve
quand je secoue mes feuilles, un instant hésitant,
à travers la beauté qui me réchauffe et qui me plaît.
Je m’étends dans ma force, j’y ramasse
ramages et parures, je me dresse.
J’entends le grand murmure qui s’enfle et qui s’incline,
qui reprend et m’emplit, je m’enivre de moi.
Les astres sont mes yeux, je joue à m’enchanter.
Je vibre inépuisable au bonheur de l’été.
O bonheur d’être.
Clapotis mordoré, magma de moires
qui bougent au bruit de la lumière
sous le ruissellement de l’azur incessant,
la lune et le soleil mêlés entre les branches,
orné ému par le remuement des oiseaux.
Pourquoi m’enorgueillir, quelle tendresse vaine
si je ne sais me fondre à l’infini
dans l’étendue où ne pénètre pas mon ombre courte ?
Que puis-je atteindre ici, quel autre je prépare
dans mes graines loin de moi levées, autres pareils ?
Et que m’enseignent à travers les ans qui m’élargissent
les proverbes des racines, la faconde du vent ?
Je ne sais si je m’efforce ou si je suis bercé.
Dans la rumeur, me faut-il reconnaître ma voix ?
Frémissement sinueux, douleur et tempêtes, lent voyage.
Le soir tombe et la nuit s’appesantit, le matin perce.
L’hiver, la sève suspendue, rentré en moi,
je me tiens dans mon bois inerte, au printemps
je gravis l’étagement des ramures, je m’exhausse.
Architecte incertain de ma forme changeante,
je suis là au pouvoir des saisons, immobile.
Les minéraux naïvement sous l’herbe,
avec l’eau dans la terre, passent par moi,
la foudre et le grand gel, les nuages qui crèvent,
tout l’univers ardent à me faire, à me perdre,
qui l’ignore et poursuis. Et à quoi bon
mes feuilles soulevées par le souffle chanteur,
si la mort va et vient partout où je respire ?
André Frénaud
Il n'y a pas de paradis
Gallimard