Chêne et chien voilà mes deux noms,
étymologie délicate :
comment garder l'anonymat
devant les dieux et les démons ?
Le chien est chien jusqu'à la moelle,
il est cynique, indélicat,
— enfant, je vis dans une ruelle
deux fox en coïta-
tion.
L'animal dévore et nique,
telles sont ses deux qualités ;
il est féroce et impulsif,
on sait où il aime mettre son nez.
Le chêne lui est noble et grand
il est fort et il est puissant
il est vert il est vivant
il est haut il est triomphant.
Le chien se repaîtrait de glands
s'il ne fréquentait les poubelles
Du chêne la branche se tend
vers le ciel.
Dans le Paradis y avait
un arbre de la connaissance.
Le serpent au pied se lovait
et voici perdue Innocence.
Au bois je figurais pendu,
quelle virilité peu sûre.
Du sperme naît la mandragore
dans la nuit du tohu-bohu.
Flamboie maintenant le dragon,
toison d'or, coupe d'émeraude,
chevelure couleur de gaude,
pierre tombée de son front.
Cerbère attend son gâteau de miel.
Je l'ai nommé, c'est un monstre :
trois têtes à ce serpent de garde,
crocs ses dents, griffes ses ongles.
Il me faut trouver tous les sens
de l'ex-libris et du blason :
ce chien reflète l'analyste,
c'est encore de l'agression !
Achève ce narcissisme,
vers le lac penche ta face :
à droite fleurit l'onanisme,
et là-bas le goût pour les fesses.
Symboles œuvres individuelles,
vous ne méritez que cela :
vous êtes comme moi mortels
et celui qui vivra verra.
Je vivrai donc puisque cet homme
m'a rendu, dit-il, clairvoyant
et que je sais de l'inconscient
discerner ombres et fantômes.
Ils n'avaient pas quitté le monde,
le monde les avait quittés.
Je n'ai pas méprisé l'immonde,
mais lui-même s'en est allé.
Le refoulé noir alchimique
qui dominait les réactions
se sublime dans l'alambic
de ces heures d'inaction.
Vétérinaire, horticulteur,
il s'insère dans mon destin.
Le chien redescend aux Enfers.
Le chêne se lève — enfin !
Il se met à marcher vers le sommet de la montagne.
Raymond Queneau
Chêne et chien
suivi de Petite cosmogonie portative
Gallimard, 2008