Une nuit, mes pieds ont pris racine
vertigineusement.
Ô le bienfait de la glaise,
la longue odeur de l'humus,
du temps décomposé,
du sommeil biologique !
Jambes ligneuses,
léchures des vents sur leur aubier,
rosées des songes encor verts,
j'enfante un ruisseau émeraude.
Sous l'écorce de ma poitrine,
quel oiseau délace les barreaux ?
Quel oisillon s'affale à l'idée de choir du nid
ou de mourir de soif ?
L'éponge de mes poumons suffira-t-elle
pour traverser tous les déserts ?
Ô la douce pluie ajustant ses mots
en phrases verticales,
en échappées lucides !
Territoire mouvant, ailé, baroque,
glissant le long de mes parois,
ravinant mes paroles...
Sur mes épaules,
le sommeil a déposé des légendes,
puits pour la soif,
une petite baraque foraine
pour les soirs de nostalgie,
un piano mécanique
qui moud les bruits en musique,
un orgue de Barbarie
pour chanter Prévert, Lorca,
Villon, Marie Noël et Francis Jammes.
Pour les oiseaux qui mangent dans la main,
ma bouche invente de petites suites
sous ciels nuageux avec des éclaircies.
De mes racines, je sens sourdre l'appel de vivre
comme d'une grotte ivre de soleil.
Mais le temps réduit mon ombre
même si la lumière, en moi,
bouge comme un fœtus.
Le cercle doux des alizés me tient compagnie.
À l'est, mes doigts sont fruits de saison.
À l'ouest germe ma paume,
contre celle de la nuit.
Chaque phalange abrite des insectes à ménager,
des chenilles à papillons.
Certains soirs, je referme les mains bord à bord
pour qu'elles fusionnent et bercent le silence.
Ainsi se recréent ma ligne de force,
l'aplomb de ma vigueur,
le cartilage de mes rêveries.
Ô, certes, je ne grandis plus !
Ce n'est plus nécessaire depuis que les oiseaux
m'ont appris, mieux qu'Icare, à voler plus haut.
Alors, secrètement, je me réjouis
d'être l'arbre que je suis :
tilleul selon ma fantaisie,
cyprès fidèle sur le chemin des morts.
Béatrice Libert
Le rameur sans rivage
Éditions de la Différence, 1999