J'ai vu en Louisiane un chêne-vert pousser, Tout seul se tenait-il et la mousse lui pendait des branches, Sans nul compagnon il poussait là émettant des feuilles joyeuses d’un vert foncé, Et son aspect rude, inflexible, robuste, me fit penser à moi-même, Mais je me demandai comment il pouvait émettre des feuilles joyeuses debout seul ainsi sans son ami là tout près, car je savais que je ne le pourrais pas. Et j’en cassai une ramille couverte d’un certain nombre de feuilles, et enroulai autour un peu de mousse, Et l’emportai, et je l’ai placée en vue dans ma chambre, Nul besoin n’en ai-je pour me rappeler mes chers amis, à moi, (Car je crois que ces temps derniers je n’ai guère pensé qu’à eux,) Toutefois elle reste pour moi comme un gage curieux, elle me fait penser à l’amour viril ; Malgré quoi, et bien que le chêne-vert scintille là- bas en Louisiane solitaire dans un large espace découvert, Émettant des feuilles joyeuses toute sa vie sans un ami, un amant là tout près, Je sais fort bien que je ne le pourrais pas. |
Walt Whitman
Œuvres choisies : poèmes et proses
Feuilles d'herbe
Traduction par Louis Fabulet
1918