Un arbre seul sur la plaine, rien d'autre. Les champs vides
Reposent, picardies vastes, beauces : la terre est en travail.
Les eaux, dans les fossés soupirent, sous la chape des ronces,
La nuit ne cesse pas, même le jour. Hiver. Ce cri. Quelle souffrance ?
Peut-être ont-elles tressailli les tombes, d'impatience.
Qui cherche à peine se plaignant un langage augural,
Quand s'effacent les jours et les couleurs ?
Un arbre seul sur la plaine, rien d'autre,
Et le plafond du ciel est une plaine close. Brumes et pluies
Mêlées campent depuis des jours sur les frontières.
Âme sentinelle au guet de l'horizon, qui chemine
Et s'approche à la lisière ? Mais tarde encore
Le printemps, et l'ennui règne : l'ennui, le plus terrible
Après le lent labour sur la terre d'automne, après le doute
En ton esprit, rien ne subsiste : tout s'achève,
Telle est la loi d'universelle corruption — et quiconque oubliant
Les eaux nouvelles traversées, la flamme descendue
S'apprête à embrasser le vide. Mais vous naîtrez pour la seconde fois
Du ventre invisible des limbes, pour une vie sans couverture et sans fin.
Il te fallait veiller, traverser nuitamment les champs d'astres,
Les branches mortes qui se brisent, chaque pas sur le gel et les flaques tapies
Dans l'ombre roulent les idoles. Tel est le maître au petit jour.
À de brusques clartés, tu te souviens, frayant dans l'ombre
Ton chemin, avant que le sommeil entrouvre
Ses portes d'ivoire et de corne, d'une barque attentive,
Et le ciel effleurant la pelure de l'eau. Parfois l'autre côté surgit
D'une fêlure, de son panier d'images,
Il tire un fruit qui apaise la bouche, un linge humide
Pour rafraîchir la fièvre au campement du front.
Ainsi le maître t'invitait à ne plus craindre.
Les oiseaux se taisaient. Les bêtes éphémères
Désignent les splendeurs d'éternité plus simplement
Que les mots incertains. Tant de tendresse
Ne rompt le charme de l'entêtement. L'oiseau secret des désespoirs,
Peut-être l'aimais-tu, s'il caresse la nuit cendreuse de ses ailes,
Et il observe du dehors, par la fenêtre ouverte,
La ville alors se vide au cœur de la nuit longue,
Le solitaire qui se nie : construire
Un rêve de raison comme un suprême réconfort, l'oracle du silence,
La ténèbre rétive et pourvue de diamants.
Peut-on dormir encore, au gré du songe, comme, appuyé à sa lance qui rouille,
À ses malédictions de lutteur dérisoire, l'homme de garde,
À la cuirasse obscure, avec les armes dérisoires qu'un brusque éclair
En terrassant la mort a fait brusquement luire ?
Il ne voit rien ; ni la pierre écrasant l'herbe des millénaires
Ni l'argumentation des refus compliqués, ni la lumière mélodieuse,
Plus qu'une aurore — affranchissant le monde.
Lasses, les mains terreuses, d'avoir fouillé l'humus
Au noir feuillage humide, la terre retournée, la cave aux tonnes vides.
L'hirondelle se gausse de notre pesanteur, et de la lettre de ses ailes,
Dessine, illuminant l'azur, le signe de clarté. Si nous savions
Pénétrer seulement dans le cloître du ciel, par la porte de l'aube,
De fraternelles routes nous appellent ! Tintements
De la canne légère auscultant le bitume : source cachée,
M'ouvriras-tu les portes claires ? Tout silence
Aujourd'hui pèse, et dans l'entretien même de l'azur,
Tu ne reconnais rien, pas même une présence
Plus attentive aux siens qu'au territoire des platanes,
Les freux qui veillent leurs petits.
Ce hêtre sur la plaine, aux branches démunies : le rien
Qui nous entoure est-il cela qu'il faut atteindre,
Le lieu qu'a préparé le doute où s'abandonne sans merci
Le corps inerte, à la stérilité des pierres.
L'écoulement est-il inexorable jusqu'à la mort ? Un cri avant la nuit
Déserte sur les tréteaux du monde, plutôt qu'un rire de douleur.
Commencement du lent travail de renaissance, ô vêtu de haillons !
Ce cri, le geste de tes lèvres : tel est celui
Du passé révolu à qui ta main adresse un geste de rupture.
Debout, près de la tombe ouverte, il contemple le crâne
De Yorrick, nous ne moquerons plus les ordres de splendeur :
Reconquérir un monde où règne un parricide.
Que l'artisan du verbe invente un cri pour l'arbre :
Le printemps tarde et je veux tant chérir. Tu songeas même à fuir,
Oublier la sauvage écume au bas des roches,
Et la muraille où rode plus qu'un souvenir — mais où te rendre ?
Le malheur nous serait plus fidèle que l'ombre qui dérive
À l'amarre des hourques de l'été. Tous les ailleurs
Te feront revenir, ici, face au malheur, à l'arbre sage et dépouillé
Qui attend de renaître. Vois la terre, le ciel, comme le sein
Très doux de la femme assise — les canaux pâles,
Et le doigté des veines bleues. Comment renaître,
Porter une seconde fois l'héritage de ce qui sépare, le poids
De la lumière qui s'écoule, venue de cette rive, au loin
Où le soleil se lève sur les haies prosternées.
Le père t'affranchit. La colère
N'a pas d’œuvre, mais l'amour. Est-il possible, dit le sage,
Sa main, comme un sarment de vigne, sur sa poitrine
Agace le tissu. Je ne puis pas renaître. Le maître le regarde
Et le feuillage acquiesce lentement.
Les arbres savent mieux que toi, Nicodème,
Et les douces folies ne peuvent pas surprendre les oiseaux
Les arguties sont-elles nécessaires ? Doit-on,
Pour comprendre avec soi, sous le bras dur — ainsi l'absent
À lui-même s'affaire — , plier le parchemin
Des arguments rangés en ordre fiable ?
Le porche étroit rongé d'aurore, d'emblée le pauvre y gite, il sait
En remercier la pierre usée, porte fragile
Et dure, de roche dure, que la lumière embrasse au petit jour
Et que le crépuscule obombre. Et tes haillons seront un habit
D'apparat. La foi seule, toujours plus pauvre, comme la certitude
Aux remparts de Sion d'une aurore éternelle. Abandonne
Ta main, confie-la sans attendre à celle
Qui t'invite à franchir depuis la voute illuminée
Les jours unis sous la fresque du temps, douce présence
De lumière au fond de la nuit d'homme — , je suis. Le temps
Ne nous rejoindra plus sur ce côté des monts,
Sur la plaine où le vieil arbre espère, la terre est lourde
Qui enfante le signe à la tombée de l'eau, dans le ciel terne
L'arc dresse entre le ciel nocturne et l'ombre
Un prisme qui sourit.
Philippe Delaveau
Le Veilleur amoureux
précédé d'Eucharis
Gallimard, 2009