Depuis un bon moment, l'aube était détrônée.
Le soleil, étendant ses rayons lumineux,
Éclairait la colline de grands arbres ornée,
Où montait en lacets un chemin rocailleux.
Des perles de rosée en fines gouttelettes
Disparaissaient déjà sous les premiers rayons.
Alors que les oiseaux quittaient tous leurs cachettes,
Les renards avaient fui les abords des maisons.
Les coqs avaient cessé leurs chants, au village,
Tandis que les merleaux multipliaient les leurs
En suivant les troupeaux qu'on mène au pâturage,
Dans des prés verdoyants tout émaillés de fleurs.
C'était un beau matin. Dans sa douce atmosphère
Et depuis tôt, chacun se donnait à souhait
À ses propres travaux, sa tâche journalière,
S'affairant de la ferme à la prochaine forêt.
Si les arbres du bois encadrant le village
Pouvaient se réjouir, dès l'aurore naissant,
En saluant un jour sans menace d'orage
Ou de quelconque ennui pour ce site odorant,
Seul, un très vieux noyer était pris de tristesse,
Car la veille déjà, ses amis écureuils
Étaient venus nombreux lui dire avec prestesse
Tout ce qu'ils avaient perçu, entendu de leurs seuils.
Très tôt, ce matin-là, ces gracieuses bêtes,
Sur les arbres voisins rongeant de frais bourgeons,
N'avaient d'autre objectif dans leur petite tête
Que de voir arriver les méchants bûcherons.
Cela ne tarda point : la brise matinale
Leur apporta de loin un faible bruit de pas ;
Il leur parvint aussi la voix originale
Qui poussa les rongeurs à laisser leur repas.
En effet, gravissant péniblement la côte,
Deux hommes vigoureux du village voisin
Cheminaient lentement, se tenant côte à côte,
Chaussés de gros souliers et vêtus de basin.
Quelques instants plus tard, depuis la grive alerte
À l'élégant faisan, tous les oiseaux du bois
Ayant du vieux corbeau ouï les cris d'alerte,
Arrivaient au noyer avant les villageois.
Quand les deux ouvriers, avec leur outillage,
Eurent atteint le lieu, déjà tous les oiseaux
Donnaient un grand concert : chants, cris et babillage
S'entendaient de partout, mêlés à leurs échos,
Quel moment émouvant, où le soleil lui-même
Vint aussi s'ajouter à ce festin d'adieu,
Quand ses rayons dorés s'étalant en diadème
Baignaient le doyen de leur teinte de feu.
Le vieil arbre portait sur ses branches tordues
Nombreux représentants des habitants des lieux ;
Et toutes ces couleurs dans l'ensemble fondues
Donnaient, sous le ciel bleu, un aspect merveilleux.
Devant un tel décor, droits comme des statues,
Les nouveaux arrivants regardaient, sac au dos ;
Et, depuis un moment, leurs bouches s'étaient tues
Par crainte d'effrayer ramiers et tourtereaux.
Puis, petit à petit, une étrange lumière
Envahissait doucement leurs faces aux traits durs ;
Il leur semblait franchir l'invisible barrière
Qui leur cachait encor des horizons plus purs.
Cette métamorphose, enviable et profonde,
Donnait aux bûcherons l'heureuse impression
De se trouver alors dans un tout autre monde,
Lorsqu'au plus âgé vint cette inspiration :
"Oh ! que c'est merveilleux, comme c'est magnifique,
Quel plaisir que je sois, en cet endroit présent.
Pouvais-je imaginer cadre aussi féérique ?
Je me sens maintenant comme un petit enfant.
Qui es-tu, inconnu qui me tiens, me pénètres,
Et descends jusqu'au fond d'un aussi pauvre cœur ?
Es-tu le "Grand", Celui qui transforme les êtres,
Es-tu Celui qui peut dispenser le bonheur ?
Oh ! Ne serais-tu pas Celui qui nous dirige,
Qui fait germer le grain et fait mûrir le fruit ?
Qui prend soin du gros loup, de la fleur sur sa tige,
Qui, du ciel, fait briller la lune dans la nuit ?
Et toi, noble noyer, vieil arbre que j'honore,
Veuille me pardonner, car nous sommes confus :
Avant même que l'aube eût fait place à l'aurore,
Notre égoïsme humain avait pris le dessus ;
N'allions-nous pas t'ôter du sein de la nature ?
Que d'êtres, de tes noix, ont assouvi leur faim !
Sur tes branches vieillies, noueuses, sans verdure,
Tous les hôtes du bois viendront jusqu'à ta fin..."
...Comme, après le pardon, s'en irait l'âme absoute,
Les deux hommes chargés de tout leur matériel,
Sur la pointe des pieds, se remirent en route,
Emportant avec eux un brin d'amour du Ciel.
Ernest Élisé
Quelques fleurs d'automne
1968