De la fenêtre de notre cuisine, ce que nous regardions d'abord, c'était un arbre. Il y avait le ciel, un dos de montagne tout rond comme une grosse bosse, et, dessus, en plein milieu, seul dans le vent : un arbre. Le Solitaire de Montaigu. Objet le plus éloigné de ce que nous pouvions observer depuis cette pièce minuscule où se déroulait l'essentiel de notre existence, il attirait pourtant notre œil. Ainsi ce qui domine le monde force l'attention et s'impose, bon ou mauvais. Le Solitaire était bon. Il l'est toujours. Tous les arbres sont bons. Même ceux que l'on se juge obligé d'élaguer ou d'abattre parce qu'ils font de l'ombre sur le jardin. C'est donc vers une bonne chose que mes premiers regards d'enfant se sont portés, et si je ne suis pas devenu bon, c'est que la mauvaise graine résidait en moi. L'exemple descendu du faîte de la montagne n'a servi de rien.
Lorsque le regard dégringolait, juste à la verticale du Solitaire, il s'arrêtait sur le château d'eau de la fromagerie où l'on avait reproduit, en l'agrandissant considérablement, la bonne Vache-qui-rit de Benjamin Rabier. C'était encore une excellente chose. Plus bas, venait le jardin de l'école normale caché par un long mur de pierres moussues, puis notre jardin où poussaient d'autres arbres. Proche de la fenêtre, un vieux poirier au tronc torturé par le sécateur et l'égoïne. Fabuleux environnement ! Le mot n'était pas encore à la mode, et mon père disait simplement que ce qu'il voyait de sa fenêtre lui permettait de lire le temps du lendemain. Il prétendait que cela suffisait. Le monde des grands n'était pas tellement engageant. De tels propos datent des années trente, et le brave homme avait bien raison de contempler les arbres et le ciel sans penser à ce qui se préparait. Le Solitaire jouait, en quelque sorte, le rôle de baromètre bien mieux que le petit cadran vitré sur lequel on cognait du doigt pour aider l'aiguille à gagner sa place. Je n'ai plus en mémoire ce que nous apprenait exactement le Solitaire, je sais seulement qu'il ne présentait que très rarement le même aspect. Ce tilleul plusieurs fois centenaire se métamorphosait sans cesse. Vingt fois le jour il changeait de visage. Il s'éloignait au point de disparaître dans les grisailles, puis il se rapprochait tant et tant qu'on avait envie de tendre le bras pour le caresser. Il semblait une boule piquée sur un pieu, énorme et pourtant, vue de chez nous, pas plus grosse qu'une bille à jouer. Plus il s'approchait de la ville, plus nous courions le risque de voir arriver la pluie. Lorsque les brumes de l'aube l'enveloppaient d'un voile lumineux et tendrement rose, c'était le signe que midi serait chaud dans cette cuvette entourée de collines où nichait notre petite cité. Du jardin, nous regardions également Montciel, colline beaucoup plus proche, dans le dos de la maison, en quelque sorte. Là ne poussait pas un Solitaire, mais la forêt. Par-delà le séminaire dont l'imposante bâtisse trouait de clair la masse de verdure, montait parfois le bruit de la guerre. C'était à Montciel (et j'ai peur qu'il en soit toujours ainsi) que les soldats du soixantième d'infanterie et les tirailleurs marocains s'en allaient jouer au jeu le plus absurde qui soit. Les fusils claquaient, les mitrailleuses crépitaient, le calme des bois et du ciel s'en trouvait déchiré, blessé, meurtri. Je n'avais pas encore l’âge de m'en plaindre. Au contraire, j'étais dans ces années bêtes où l'enfant est sensible à la chose militaire qu'il regarde comme le prolongement, la concrétisation « en vrai » de ses jeux les plus chers. Ma première forêt recelait donc un piège, le plus terrible qu'on ait jamais tendu aux hommes. |
Bernard Clavel
Arbres
Photographies de Jean-Marie Curien
Berger-Levrault, 1981