Là-bas dans les lointaines
lumières ou les aciers encore vierges,
des tigres grands comme la haine,
des lions pareil à un cœur hirsute,
du sang comme la tristesse apaisée,
se battent avec l'hyène jaune qui prend la forme du couchant
insatiable.
Ô la blancheur soudaine,
les cernes violacés de certains yeux fanés,
quand les fauves montrent leurs épées ou leurs dents
comme les battements d'un cœur ignorant presque tout,
hormis l'amour,
à découvert sur les cous, là ou l'artère bat,
où l'on ne sait si c'est l'amour ou la haine
qui brille sur les crocs blancs.
Caresser la fauve crinière
tandis que s'inscrit la puissante griffe dans la terre,
tandis que les racines des arbres, tremblantes,
sentent les ongles profonds
comme un amour ainsi envahissant.
Regarder ces yeux qui ne brillent que la nuit,
où un faon dévoré
projette encore sa minuscule image d'or nocturne,
adieu scintillant de tendresse posthume.
Le tigre, le lion chasseur, l'éléphant qui en ses défenses porte
un doux collier,
le cobra qui ressemble au plus ardent amour,
l'aigle qui caresse la roche comme une dure cervelle,
le petit scorpion qui de ses pinces n'aspire qu'à opprimer un
instant la vie ;
la chétive présence d'un corps d'homme qui jamais ne pourra
être confondu avec une forêt,
ce sol heureux où des vipéraux perspicaces font leur nid aux
aisselles de la mousse,
tandis que l'impeccable coccinelle
s'évade d'une soyeuse feuille de magnolia...
Tout résonne quand la rumeur du bois toujours vierge
s'élève comme deux ailes d'or,
élytres, bronze ou conque sonore,
face à une mer qui jamais ne confondra ses écumes avec les
tendres rameaux.
L'attente apaisée,
cette espérance toujours verte,
oiseau, paradis, faste de plumes intouchées,
invente les plus hautes ramures,
que les crocs de musique,
que les griffes puissantes, l'amour qui se cloue,
le sang ardent qui jaillit de la blessure,
n'atteindront pas, même si le jet se prolonge,
même si les seins entrouverts en terre
projettent leur douleur ou leur avidité vers les cieux d'azur.
Oiseau du bonheur,
oiseau bleu ou plume,
sur une sourde rumeur de fauves solitaires,
d'amour ou châtiment contre les troncs stériles,
face à la très lointaine mer qui comme la lumière se retire.
Vicente Aleixandre
Poésie totale
Traduit de l'espagnol par Roger Noël-Mayer
Gallimard, 1977