Mon souvenir du jardin de chez nous :
ses plantes aux heures bénignes,
leur vie au mystère courtois,
objet de louange pour l'homme.
Palmier le plus haut à la ronde,
pension de moineaux ;
tonnelle, ciel de raisins noirs,
les jours d'été dormaient sous ton ombrage.
Éolienne rouge,
roue escarpée au vent laborieuse :
nous en tirions fierté, car nos voisins
devaient attendre le tonneau municipal,
et le fleuve venait chez eux sous sa clochette.
Puits à margelle circulaire
qui rendais le jardin vertigineux,
par une fente du couvercle,
j'avais peur d'entrevoir ton cachot d'eau subtile.
Les héroïques charretiers de vieille souche
tonnaient le long de ta vertu ;
tonnait aussi le carnaval bariolé :
canotiers nains et tambours nègres,
brusques aubades de seaux d'eau ¹.
L'almacén, frère du compadre,
tyrannisait le carrefour ;
mais nous avions des joncs pour en faire des lances
et des moineaux pour la prière.
Mon sommeil et celui des arbres
s'amalgament encor dans l'ombre,
et les outrages de la pie
ont laissé dans mon sang un ancien effroi.
Tes quelques toises de terrain
nous devenaient géographie ;
un talus, c'est « la montagne »
de téméraire ascension.
Jardin, j'interromps ma prière
pour me remémorer sans fin
la grande paix de vos ombrages,
arbres de bonne volonté.
¹ Farce traditionnelle, sans grande cruauté vu le renversement des saisons.
Jorge Luis Borges
Œuvre poétique 1925-1965
Mise en vers par Néstor Ibarra
Gallimard, 1970