SIMON
Pour moi, je ne me suis inquiété d'aucun homme, Jeune ou vieux, ce qu'il contient au-dedans de lui -même. Mais un arbre a été mon père et mon précepteur. Car parfois, enfant, il arrivait que les accès d'une humeur noire et amère Me rendaient toute compagnie affreuse, l'air commun irrespirable. Et il me fallait gagner la solitude pour y nourrir obscurément ce grief, que je sentais en moi grossir. Et j'ai rencontré cet arbre, et je l'ai embrassé, le serrant entre mes bras comme un homme plus antique. Car, avant que je sois né, et après que nous avons passé outre, Il est là, et la mesure de son temps n'est point la même. Que d'après-midi ai-je passées à son pied, ayant vidé ma pensée de tout bruit !
CÉBÈS
Et que t-a-t-il enseigné ?
SIMON
Maintenant, à cette heure d'angoisse ! maintenant il faut que je le retrouve !
(Et ils arrivent au pied d'un très grand Arbre.)
Ô Arbre, accueille-moi ! C'est tout seul que je suis sorti de la protection de tes branches, et maintenant c'est tout seul que je m'en reviens vers toi, ô mon père immobile ! Reprends-moi donc sous ton ombrage, ô fils de la Terre ! Ô bois, à cette heure de détresse ! Ô murmurant, fais-moi part De ce mot que je suis dont je sens en moi l'horrible effort ! Pour toi, tu n'es qu'un effort continuel, le tirement assidu de ton corps hors de la matière inanimée. Comme tu tettes, vieillard, la terre, Enfonçant, écartant de tous côtés tes racines fortes et subtiles ! Et le ciel, comme tu y tiens ! comme tu te bandes tout entier À son aspiration dans une feuille immense, Forme de Feu ! La terre inépuisable dans l'étreinte de toutes les racines de ton être Et le ciel infini avec le soleil, avec les astres dans le mouvement de l'Année, Où tu t'attaches avec cette bouche, faite de tous tes bras, avec le bouquet de ton corps, le saisissant de tout cela en toi qui respire, La terre et le ciel tout entiers, il les faut pour que tu te tiennes droit ! De même, que je me tienne droit ! Que je ne perde pas mon âme ! Cette sève essentielle, cette humidité intérieure de moi-même, cette effervescence Dont le sujet est cette personne que je suis, que je ne la perde pas en une vaine touffe d'herbe et de fleurs ! Que je grandisse dans mon unité ! Que je demeure unique et droit ! Mais ce n'est point vous dont je viens aujourd'hui écouter la rumeur, Ô branches maintenant nues parmi l'air opaque et nébuleux ! Mais je veux vous interroger, profondes racines, et ce fonds original de la terre où vous vous nourrissez.
Il demeure debout sous l'Arbre - Pause d'une durée indéterminée.
SIMON, soupirant comme au sortir d'un rêve. Allons-nous-en.
CÉBÈS
Ô Simon, tu ne t'en iras point ainsi ! N'as-tu rien appris sous cet arbre de science ?
SIMON
Autre chose que ce que je puis dire.
CÉBÈS
Eh bien ! autre chose que ce que tu peux dire, c'est cela que je te demande. Toi, si vraiment Quelque loi est mise dans ton cœur, si quelque commandement Et volonté de non-homme Te pousse comme du genou au milieu de nous, misérables...
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Paul Claudel
Tête d'or
Gallimard, 1968