Pour le douzième anniversaire du 4 juin
Je suis une planche
Une planche rectangulaire épaisse de trois centimètres et demi
Une planche abandonnée à son sort, laissez-moi
Faire la rencontre d'un jeune homme
Dans la confrontation des tanks et des chairs
Les fines veines de mon bois ont conservé
Cette aube ahurissante
Cette aube sur l'impasse à l'approche des balles
Quand l'avenue Chang'an se convulse
Je suis prise de tremblements
Les chenilles d'un tank ont écrasé un de mes angles
Les veines du bois lâchent sous la pression
Un cri déchirant
Je veux m'échapper je veux m'enfuir
Je le sais l'acier est plus dur que moi
Mais... je... ne peux pas !
À côté, non loin de là
Un amas de corps indistincts
Et trop près de moi, une tête
Perforée au milieu d'un grand trou
Très profond très noir, le sang
S'est infiltré au cœur des veines du bois
Mais qu'est-ce que
Ce blanc neigeux comme du pâté de soja ?
Qu'est-ce que c'est ? Je ne sais pas
Je pense qu'il est plus courageux que moi
Comme le rocher têtu où je suis née
Et pourtant il est plus fragile plus tourmenté que moi
Pareil aux pousses d'herbe auxquelles je sers d'abri
Je veux le sauver
Ceux qui partagent son destin
Fuyez fuyez le plus vite sera le mieux
Ils sont plus jeunes que moi
Face aux chenilles des tanks
Ils sont plus fragiles que moi
Fuyez aussi loin que possible
Jeunes pousses encore immatures
Viens ! Toi jeune homme
Qui n'as déjà plus la force de t'enfuir
Allonge-toi sur mon corps plein de crasse
Je ne suis
Qu'une planche abandonnée
Trop faible pour résister à l'écrasement de l'acier
Mais je veux te sauver
Que tu sois trépassé ou qu'il te reste un souffle de vie
Viens ! Jeune homme
À la tête défoncée d'un grand trou
Dans tes yeux grands ouverts
Je vois la folie de l'assaut de cet amas d'acier
Ces soldats qui conduisaient les tanks
Étaient même plus jeunes que toi
Viens ! Jeune homme qui tantôt
Main dans la main avec tes camarades
Face aux gueules noires des canons des fusils
Levait les bras
Ferme tes yeux qui contemplaient le firmament
Et de ton sang de ta cervelle blanche
Colle contre moi les restes de tes membres
Ensemble unis
Fermement
Je veux prêter l'oreille
À ce que disent les derniers battements de ton cœur
Je veux sentir
Sous ta peau déchirée
Dans le sang qui se refroidit
Les derniers signes de ta température
Et si possible transmettre cette chaleur
À ton amie déchirée de tourments
Viens ! Jeune homme ouvert
Aussi largement que le ciel
Sans pluie sans nuages sans vols d'oiseaux
Et si possible
Laisse-moi te ramener chez toi
S'il n'est plus temps
Restons donc là
Sans bouger, blottis l'un contre l'autre
Réduits ensemble en poussière par l'acier
Nous nous glisserons dans les fentes de l'asphalte
Par les rues de Pékin et les Six Ministères
Et sous les sols de l'avenue Chang'an
En devenant un lierre
Gardien de la mémoire
Viens ! Jeune homme aussi puissant que l'eau
Si tes proches sont d'accord
Fais de moi ton simple cerceuil
pour t'accompagner en terre
Où mes racines ma famille puisent dans les profondeurs
En attendant sous le sol
Le jour où tu pourras fermer les yeux en paix
Mûri dans une forêt
Le 30 mai 2001, à la maison à Pékin
Liu Xiaobo
Élégies du 4 Juin
Traduit du chinois par Guilhem Fabre
Gallimard, 2014