Car le surnaturel est lui-même charnel
Et l’arbre de la grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et cherche jusqu’au fond
Et l’arbre de la race est lui-même éternel.
Et l’éternité même est dans le temporel
Et l’arbre de la grâce est raciné profond
Et plonge dans le sol et touche jusqu’au fond
Et le temps est lui-même un temps intemporel.
Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature
Ont lié leurs deux troncs de nœuds si solennels,
Ils ont tant confondu leurs destins fraternels
Que c’est la même essence et la même stature.
Et c’est le même sang qui court dans les deux veines,
Et c’est la même sève et les mêmes vaisseaux,
Et c’est le même honneur qui court dans les deux peines,
Et c’est le même sort scellé des mêmes sceaux.
C’est le même destin qui court dans les deux chances.
Et c’est la même mort qui meurt dans les deux morts.
Et c’est le même effroi qui court dans les deux transes.
Et la même bonace au sein de ces deux ports.
Toute âme qui se sauve aussi sauve son corps.
Toute âme qui périt entraîne son jumeau.
Toute âme qui se pose au long des derniers bords
Est comme un reposoir dans un dernier hameau.
Toute âme qui se sauve ainsi sauve son corps.
Toute âme qui se perd entraîne son besson.
Toute âme qui se pose au fond des derniers ports
Est comme un double oiseau sur un dernier buisson.
Toute âme qui se sauve emporte aussi son corps,
Comme une proie heureuse et comme un nourrisson.
Et toute âme qui touche aux suprêmes abords
Est comme un moissonneur le soir de la moisson.
Toute âme qui se sauve ensauve aussi son corps,
Comme une sœur aînée emporte un nourrisson.
Et toute âme qui touche aux suprêmes rebords
Est comme un moissonneur au bord de la moisson.
Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature
Se sont liés tous deux de nœuds si fraternels
Qu’ils sont tous les deux âme et tous les deux charnels
Et tous les deux carène et tous les deux mâture.
Et tous les deux créés et tous deux créature,
Et tous les deux vaisseaux sur le même Océan.
Et tous les deux armés de la même armature,
Et tous les deux berceaux sur le même néant.
Et tous les deux leçons de la même lecture,
Et comme deux tuteurs dans un double arbrisseau,
Et tous deux cavaliers et tous les deux monture,
Et comme un double enfant dans un double berceau.
Et l’arbre de la grâce et l’arbre de nature
Se sont étreints tous deux comme deux lourdes lianes.
Par-dessus les piliers et les temples profanes,
Ils ont articulé leur double ligature.
Et l’un ne périra que l’autre aussi ne meure.
Et l’un ne survivra que l’autre aussi ne vive.
Et l’un ne restera que l’autre ne demeure.
Et l’un ne passera sur la suprême rive
Que l’autre aussi ne fasse un semblable voyage.
Et l’un ne partira dans son dernier trousseau
Que l’autre aussi ne fasse un tel appareillage
Et ne s’embarque aussi sur un dernier vaisseau.
Charles Peguy
Ève
Œuvres poétiques complètes
Gallimard, 1975