Un chêne est à la fois porte et fenêtres, et s’assimile à une demeure — non des moindres : château peut-être, ou manoir, plus rustiquement parlant. La porte en est toujours close et il n’est pas facile d’en obtenir la clé ; les fenêtres s’ouvrent plus dociles, dosant au fil des saisons le degré de leur aperture : hermétiques en été, s’entrebâillant avec l’automne au rythme de la chute des feuilles, avant d’arborer, courant décembre, leurs bois nus ; puis, à mesure qu’avance le reverdi, de se clore de nouveau graduellement.
Celui qui souhaite franchir la porte — et « portail », sans doute, s’accorderait mieux à l’édifice — d’un chêne n’a pas à s’armer d’outils de bûcheronnage : on peut bien écorcer le bois, le réduire en bûches, le débiter en planches de toutes épaisseurs : le bois demeure clos ; mettre à jour, fendre sa chair, n’est pas l’ouvrir : on reste, quoiqu’on le menuise, au seuil, désespérant d’y pénétrer jamais, s’enfermerait-on dans l’armoire, le buffet, par quoi on aurait tâché d’en forcer le pertuis. Le chêne peut recevoir : ce n’est pas pour autant qu’il s’ouvre.
Mieux vaut simplement, fraternellement, lui tendre la main : l’arbre aussitôt s’approche telle une grande maison marchante et familière. Il est alors facile d’accéder à ses transports lyriques et volubiles, de prendre langue avec son bois. C’est d’ailleurs le seul intérêt qu’on trouve à l’inclusion — le chêne, quand on y pénètre, se refermant sur vos pas, afin de préserver son intimité : accéder au langage de l’arbre, au babil qui l’anime et dont les cris et chants de passereaux ne constituent pas les seules parties — terre et ciel y tiennent aussi leur pupitre.
De cette harmonie cachée, certains, ayant à grand ahan réussi à se lover dans le tronc de l’arbre, ne veulent plus revenir : tant cette musique, dit-on, soutient la comparaison de ces îles lointaines et solitaires où Robinson vécut dans la félicité. Patiemment, l’arbre les façonne à son image, coule la sève dans leurs muscles, enkyste de ses ramures leur présence, fixe leurs regards désormais vides dans ses bourgeons et les nids désertés. En un mot : les fait arbres, les incorpore à sa masse végétale mais sans les altérer, maintenant leur empreinte d’homme dans ses couches ligneuses comme, des bêtes devenues fossiles, le calcaire préserve les formes originelles.
Les forêts de chênes sont ainsi des villes fantomatiques, dont les habitants, murés chez eux, gardent fermée la porte de leur demeure. L’arbre puise sa subsistance dans les gestes qu’il abrite ; et s’il se rend à votre paume, c’est qu’il en est si plein qu’il peut, sans risquer de tarir sa source, répondre à votre demande d’homme en désir d’écorce.
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Lionel-Édouard Martin
Brèches
Éditions Encres vives, 2005