En Louisiane j'ai vu grandir un chêne vert, Tout seul dans son coin, de la mousse pendait à ses branches, Il poussait là, sans compagnon, émettant joyeusement ses feuilles vert sombre, Et, à le voir aussi droit, aussi fruste, aussi plein de sève, je me dis que c'était moi, Seulement je me demandai comment il pouvait bien émettre joyeusement ses feuilles, là, tout seul, sans ami à côté de lui, car, pour moi, je savais que ce n'était pas possible, Alors j'ai cassé un rameau avec un certain nombre de feuilles dessus, je l'ai entouré d'un manchon de mousse, Je l'ai emporté avec moi, je l'ai mis bien en vue dans ma chambre, Sans qu'il me serve aucunement à me souvenir de mes chers amis (Car eux, ces derniers temps, ne quittent plus guère mes pensées), Mais faisant bizarrement figure de symbole, d'image de l'amour viril ; Malgré tout, le chêne vert en question a beau resplendir dans sa Louisiane natale là-bas, tout seul au milieu de sa grande plaine plate, En émettant joyeusement ses feuilles toute sa vie durant sans la proximité d'un ami ou d'un amant, Moi je sais bien que je n'y arriverais pas. |
Walt Whitman
Feuilles d'herbe
Traduction de Jacques Darras
Gallimard, 2002