Après avoir cherché sa peine
Si vaine alentour de la terre
Jean sans Terre s'assied par terre
Au pied d'un chêne séculaire
L'empereur des bois lui enseigne
La solitude et la patience
Et comment sans bouger l'on règne
Et l'on conserve sa régence
Car c'est lui le maître des plaines :
En caressant sa barbe verte
Son ombre noire et souveraine
Sème la gaité ou l'alerte
Il jauge la pluie, il calcule
L'âge du vent, il réglemente
L'horaire des deux crépuscules
Et la branche où le coucou chante
Il surveille l'amour des aigles
Qui habitent ses balcons vides
Il compte ses hiboux. Il règle
Le blanc sommeil des chrysalides
Dans cet arbre de dix étages
Des écureuils montent descendent
Comme des lifts et leurs messages
Les grillonphones les répandent
Le chêne travaille sans cesse
Régnant sur le peuple des plaines
Soit qu'il décrète la vitesse
Des ruisseaux près des marjolaines
Soit qu'il assiste aux funérailles
D'un geai vaincu par une fouine
Ou décore de la médaille
Du printemps la sage églantine
Dans le pré chaque fleur l'admire
De la marguerite-couturière
La pivoine la hétaire
Et la campanule la fière
Mais quand un grand orage éclate,
L'arbre dresse la tête austère
Il prend les éclairs écarlates
Comme on étrangle des vipères
Il fait peur aux vents, aux nuages
Qui déjà retirent leurs masses,
Et leur paraît dans son feuillage
Comme un guerrier dans sa cuirasse
Et ses cent mille feuilles fines
Se lèvent, chantent, se balancent
Comme de vertes mandolines :
Oh le maître du monde danse :
Il danse, il soulève la terre
Et le ciel dans son rythme étrange :
Telle est la mission séculaire
D'un héros qui rejoint les anges
Ivan Goll
Jean sans Terre
Langewiesche-Brandt, 1990