Je voulais alors décrire un paysage : cela me hantait. Et je hantais ce paysage où se tenait un arbre. L'arbre tendait aveuglément ses bras à posséder le paysage, et j'occupais précisément cette portion d'espace où l'arbre allait émettre sa parole sur le paysage.
ROGER GIROUX, L'arbre le temps |
Dégarni, malingre, solitaire, ce pin ̶ mon pin ? mais me l'approprier tout de go ? ̶ , pas question de laisser passer trop de temps sans lui rendre visite, comme en réponse à un appel. Ainsi d'une connaissance qui vivrait retirée dans la montagne et dont la pensée, la croirions-nous effacée, enfouie, ne manquerait pas de revenir avec plus ou moins d'insistance jusqu'à ce que nous finissions par nous mettre en route. Quel compte rendre d'années et d'années d'une camaraderie fervente et muette, de son rayonnement jusque dans les moments du plus grand éloignement ?
Plus que dans bien des endroits, j'aurai éprouvé en ce lieu une incitation à dire, vitale, essentielle, au vrai informulable (« je n'ai d'autre logis que cette phrase sans contexte ») là où, plutôt qu'un foyer de mots toujours jetés au vent avant mon arrivée sans m'avoir attendu, je ne devrais voir sans doute qu'un effet du hasard.
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Non seulement pauvre sa couronne, mais désertée, sauf occasionnellement par quelques couples de corneilles trop bruyantes. Pauvre aussi son allure, comme d'un vieillard à l'épaule tombante ou penché vers un compagnon hypothétique. Vacillant mais robuste et, dans son déséquilibre, d'une certaine élégance tant soit peu dégingandée. L'écharpe solaire du tronc se déroule vers le haut lumineusement, pour un peu on le jugerait pris d'une très légère ébriété (sa dignité pourtant) et c'est, mentalement, dans les branches ̶ oiselier du vide ̶ , agitation et pépiements.
Sa majesté, quoique défaite, emprunte de modestie. Sa solitude, faisant de lui, au bord d'un emposieu ̶ y sombrera-t-il ? ̶ , le frère de cet autre pin (« le tronc s'élève nu jusqu'à la touffe d'un feuillage que la brise n'émeut guère ») que les mots, dans L'arbre le temps, ne parviennent pas à disputer au silence. Frère lui-même fut l'ami ̶ notre lointaine camaraderie trop tôt, trop brutalement interrompue ̶ , compagnon sur ses propres chemins qui, à l'intérieur de ses propres marges, désignait comme son exil l'espace ̶ le spectre ̶ du poème que le papier lui dérobait, ni page ni paysage ou, insuffisamment, tous les deux à la fois dont ce haut plateau-ci, dans son austérité donnerait idée.
Pour un peu je nous aurait vus, je nous verrais à deux, comme souvent dans des peintures chinoises, poursuivre à l'ombre d'un pin un colloque ou ne méditation suspendue, reprise n'importe quand sans confirmation, sans preuve, accomplissement d'une relation fraternelle que n'aurait point ruinée l'irrémédiable absence.
Pin, vigie à la frontière du royaume des ténèbres auquel, enfants, ma sœur et moi, nous croyions relier les emposieux et dont, immuable, il semble indiquer l'entrée, ses trois, ses quatre creux en forme d'entonnoirs regroupés autour de lui témoignant d'une moindre étanchéité entre deux mondes, visible et invisible, à l'instar d'autres fissures, d'affaissements insoupçonnés, tourbières ou terrains spongieux.
Arbre nullement mien décidément, non plus que l'espace venant s'ordonner autour de lui. Que, d'ondoiement en ondoiement, le regard se porte au loin, toujours son foyer de silence le recentre d'une parcelle de pâturage l'autre. Les pierres sèches des murets, lettres mortes, l'enserrent, qui suppléent toute parole si ce n'est « La première parole, ô comment dire cela... » (L'arbre le temps ; Décrire le paysage). |
Pierre Chappuis
Muettes émergences
proses
José Corti, 2011