De la fenêtre, on voyait, au-delà de la pelouse et de la chaussée, la berge du fleuve avec ses bancs, ses mouettes, ses platanes bordant l'eau grise. La rive opposée présentait son front rêveur de vieilles demeures patriciennes aux fenêtres à croisillons et ne sortait de sa torpeur que la nuit tombée, pour s'éclairer çà et là de paisibles lumières qui en disaient long sur la vie qu'elle abritait. Régulièrement une barge remontait ou descendait le courant dans un bruit joyeux. Il semblait que l'embarcation tout entière chantonnait, égayée par l'air froid, la vitesse, le spectacle sans cesse changeant et même son labeur, qui consistait à transporter du bois, du charbon et du gravier. Un pont métallique se détachait sur la droite entre des cheminées d'usines qui vomissaient leurs torrents de fumée jaunâtre et à gauche, encore vigoureux et pimpant, un autre pont, plusieurs fois centenaire et en pierre, celui-là, dessinait un arrondi gracieux. Devant l'immeuble, il y avait deux arbres noirs dont les branches supérieures se touchaient, faisant songer à la légende de Philémon et Baucis. « Cher compagnon », paraissaient-ils s'écrier, et l'on ne pouvait s'empêcher de les saluer avec les mêmes mots, employés jadis par le couple fidèle des montagnes de Phrygie. |
Emmanuel Moses
Figure rose
Flammarion, 2006